France : littérature française
Plus que millénaire, l'activité littéraire en langue française est marquée par plusieurs étapes capitales :
– la création d'une littérature profane à la fin du xie s. ;
– la multiplication des institutions qui protègent les textes au xiiie s. ;
– l’utilisation de l'imprimerie et le mécénat des princes à la fin du xve s. ;
– la diversification du public et la reconnaissance du métier d'écrivain au début du xixe s. ;
– la scolarisation généralisée en 1890 et l’essor de la littérature pour enfants à la fin du xixe s. ;
– la rencontre avec d'autres médias, comme le cinéma au milieu du xxe s.
1. La littérature féodale
L'effondrement des structures de l'Empire romain et les invasions laissent en place les seules institutions stables, celles de l'Église, devenue le conservatoire des savoirs antiques, au moins matériellement, car elle ne les utilise que partiellement, dans la perspective du commentaire de la Bible et de la formation spirituelle.
1.1. De l'abbaye au château : des œuvres religieuses aux chansons de geste
Malgré de constants efforts, notamment pendant la Renaissance carolingienne – par exemple, les travaux d'Alcuin, chargé par Charlemagne de restaurer la vie intellectuelle –, le latin s'abâtardit, mais en servant au moins de langue courante : c'est le temps des chroniques de monastère, des récapitulatifs historiques. La culture latine des monastères est une culture de piété qui utilise la langue vulgaire pour des moments liturgiques : premiers rituels presque théâtraux, prières, comme la Cantilène de sainte Eulalie, au ixe s.
Premiers héros chevaleresques
Puis se détache, à la fin du xe s., tant en latin qu'en français, une littérature para-historique, ou légendaire, car la tradition conservatrice des faits y mêle d'autant plus volontiers miracles et anachronismes que cela peut flatter les idéaux des auditeurs. La transmission en est d'abord orale ; les textes, qui restent anonymes, ne se fixent qu'à partir du xie siècle. Les chansons de geste, qui rappellent l'héroïsme des compagnons de Charlemagne, flattent la chevalerie naissante (en même temps qu'elles légitiment sa mainmise sur les territoires). La plus ancienne connue est la Chanson de Roland (avant 1100) ; les narrateurs utilisent les mêmes personnages pour rattacher les récits les uns aux autres, formant des cycles autour de héros – par exemple, la geste de Guillaume d'Orange.
En dehors des abbayes, des châteaux aux villes – alors souvent en train de se reconstituer –, clercs vagabonds, trouvères et troubadours promènent ces récits éducatifs et moralisants, qui seront par la suite réécrits sous une forme romanesque.
1.2. Les cours et les voyages : des romans bretons à la littérature courtoise
L'évolution de la structure féodale favorise lentement l'organisation d'une vie aristocratique. Les guerres (conquête de l'Angleterre par les Normands, conflits entre princes allemands et italiens) feront le reste, suivies par les croisades, qui rassemblent la chevalerie européenne et la mettent au contact de l'Orient, plus lettré. S'ensuit un brassage de thèmes et une vie riche d'échanges.
Quête du Graal et passion amoureuse : la fidélité du chevalier
Certaines cours jouent un rôle capital : celle de France, et surtout celle d'Aquitaine, où la reine Aliénor encourage l'élaboration des premiers romans en vers, romans dits antiques (emprunts au fonds greco-latin ; le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, 1160), ou bretons (emprunts au fonds celtique et à la légende du roi Arthur ou à celle de Tristan et Iseut, avec le Tristan et Iseut de Béroul, entre 1150 et 1195). Différentes versions des récits en sont fixées par des clercs, afin d'être lues à haute voix à des assemblées d'auditeurs.
Plus esthétique encore, l'évolution de la poésie lyrique épanouit en Occitanie, puis dans le Nord, le grand chant courtois de la souffrance d'aimer (qui n'est pas sans rapport avec la lyrique arabe). Les chansons explorent des thématiques plus familières, inséparables de la musique. Nombreux en sont les créateurs, qu'ils soient nobles (le duc Guillaume d'Aquitaine, le Périgourdin Bertran de Born, le Picard Conon de Béthune, l'Occitan Jaufré Rudel) ou attachés à une grande maison (Marcabru, qui œuvrera de la cour de Poitiers à celle de France).
Après Aliénor, ce sont ses filles, surtout Marie de Champagne, qui perpétuent son mécénat : Chrétien de Troyes fait du monde arthurien le lieu commun romanesque par excellence, avec, notamment, Érec et Énide, Lancelot et Perceval.
Une chevalerie satirique
Lyrique et romanesque, la littérature est aristocratique et perpétuera les formes créées jusqu'au xve s., quitte à les enrichir de thèmes nouveaux (moins d'aventure, plus de tournois), à les réécrire en prose, à les compléter. Parallèlement, avec humour, des parodies surgissent presque aussi vite : le Roman de Renart unit aux contes folkloriques une vision satirique de la société chevaleresque puis mercantile.
1.3. L'Université et la ville : des récits éducatifs aux récits allégoriques et historiques
Les xiie et xiiie s. connaissent en fait des renaissances, où la littérature antique et la connaissance du monde refont surface, à travers un immense effort éducatif que reflète, au milieu de l'expansion des villes, le développement des écoles au pied des cathédrales et la création des universités. L'activité des clercs et des étudiants, les échanges dus à la vitalité des nouveaux ordres mendiants (Franciscains et Dominicains) concourent au débat d'idées européen : retour du platonisme et de la pensée symbolique, naissance d'une réflexion sur la logique et l'argumentation (Abélard), constitution de grandes sommes religieuses (école chartraine et, à Paris, école de l'abbaye de Saint-Victor) et théologiques (saint Thomas d'Aquin).
La littérature en français accompagne ce travail intense, en se marquant par exemple de volontés éducatives et spirituelles, dont témoigne la réorientation des romans du cycle arthurien dans un sens religieux (Robert de Boron, le Roman de l'Estoire dou Graal, vers 1110-1115).
D'autres participants surgissent : dans les cités devenues de vraies puissances, des élites riches se montrent soucieuses de marquer leur existence communautaire à travers la forme d'expression privilégiée qu'est le théâtre, organisé en période de fête religieuse. Les villes drapières du Nord, actives et indépendantes, innovent : à Arras, Jean Bodel combine hagiographie et thème épique avec le Jeu de saint Nicolas. Certaines villes voient apparaître des confréries littéraires, « puys » du nord de la France et « palinods » de Normandie, où s'organisent des concours de poèmes religieux. En marge, et reflétant les mœurs urbaines, les fabliaux, dans un récit court dépourvu de merveilleux, introduisent une note réaliste.
Le chef-d'œuvre d'une société en mutation : le Roman de la Rose
Le conflit entre auteurs et public potentiel devient plus conscient. Les écrivains, excepté pour les poèmes lyriques courtois, sont des clercs : les valeurs chevaleresques ne sont pas les leurs, non plus que celles des bourgeoisies qui mettent en scène les représentations théâtrales. On assiste donc à une multiplication des genres, pour répondre aux nouveaux goûts et aux nouveaux publics. De véritables personnalités d'auteurs se font jour, comme celle de Rutebeuf, moraliste savoureux et agressif dans le Miracle de Théophile (vers 1260) et dans la « branche » (chapitre) qu'il ajoute au Roman de Renart, Renart le Bestourné. Un texte résume l'évolution littéraire : le Roman de la Rose, commencé vers 1230 par Guillaume de Lorris comme une allégorie aristocratique de la recherche de l'amour et continué, quarante ans plus tard, par Jean de Meung comme une revue critique des mœurs et des savoirs.
L'histoire proprement dite, héritière des Grandes Chroniques de France, naît avec les récits de témoins comme Villehardouin, Joinville (Histoire de Saint Louis, 1305-1309), qui font de leur œuvre un exemple et une leçon. Car le moralisme réconcilie tout : on « moralise » les récits anciens d'Ovide, les fables d'Ésope, on garde le souci d'éduquer.
1.4. Les années difficiles
Les xive et xve s. sont marqués par la peste, la guerre (→ guerre de Cent Ans) et la famine, qui tuent un tiers de la population d'Europe. Il faut faire fonds sur les vertus théologales (foi, espérance et charité) pour continuer le chant courtois (Guillaume de Machaut, Eustache Deschamps), la pastorale (Philippe de Vitry), le roman d'aventure, l'éducation morale des jeunes, et les finesses de la théologie scolastique, quand la fiction est si loin du réel. Les genres unifient une communauté – théâtre, chroniques (Froissart) –, et certaines œuvres intègrent la vision critique du monde – du Roman de Fauvel (1310-1314), attribué à Gervais du Bus, au Quadrilogue invectif (1422) d'Alain Chartier.
Le goût – ou le besoin – de racines culturelles l'emporte, lié sans doute à la constitution précoce de l'idée nationale et à l'apogée de l'imaginaire chevaleresque. C'est le temps des Très Riches Heures du duc de Berry, illustré par les frères de Limbourg en 1413-1416, des juristes et des traducteurs de Charles V, qui reviennent à Aristote, mais aussi de Christine de Pisan.
Ailleurs, en particulier en Avignon, par où pénètre la culture italienne, cette dynamique s'est déjà accélérée : la renaissance urbaine et artistique est accomplie, la renaissance des langues anciennes commence, la promotion des langues vulgaires a acquis ses modèles (Dante, Pétrarque).
1.5. De la reconstruction à l’épanouissement
La reconstruction du royaume donne naissance à une vie culturelle brillante, notamment dans les cours des ducs de Bourgogne et du roi de France : les princes, appuyés concrètement sur les villes et idéologiquement sur la noblesse, prennent la tête du mouvement, à travers une trilogie de manifestations originales : la fête, qui se déploie sur des canevas de romans, l'histoire, conçue comme une glorification nationale et dynastique, la poésie, suscitée pour l'agrément mais aussi pour le service politique – c'est là l'objectif des Grands Rhétoriqueurs (Guillaume Crétin, Jean Molinet).
Le xve siècle est l'âge d'or de la farce (la Farce de Maître Pathelin, vers 1464) et du mystère (représentation d'un texte sacré), d'Eustache Marcadé à Arnoul Gréban)et favorise l'essor de genres multiples : poésie courtoise (Charles d'Orléans), poésie lyrique (François Villon), récits satiriques (les Quinze Joyes de mariage, anonyme, vers 1450), roman (le Petit Jehan de Saintré, d'Antoine de La Sale, 1456).
2. La littérature de la Renaissance : humanisme et renouveau poétique
2.1. Une révolution : l'imprimerie
Une invention vient bientôt changer les lois de la communication culturelle : l'imprimerie, dont la première presse est installée à la Sorbonne dès 1470. Elle va instaurer la primauté de l'écrit sur la transmission orale, la redécouverte des œuvres anciennes, la création de groupes lettrés laïcs, éditeurs-libraires ou professeurs-philologues. Leur inlassable travail d'érudition – des traductions et commentaires aux constitutions de collections – est capital dans la rénovation des savoirs née en Italie et qui gagne toute l'Europe, et dans laquelle importante est la part d'Érasme, de Jacques Lefèvre d'Étaples et de Guillaume Budé.
L'imprimerie permet la multiplication du livre, pendant que l'essor des bibliothèques institutionnelles et privées met à la disposition des érudits un domaine toujours plus vaste. Les livres se prêtent, se lisent à plusieurs, se discutent : lire est plus que jamais un élément du lien social.
2.2. L'essor de la littérature profane
La culture devient un savoir laïc, lié au pouvoir laïc ; elle s'acquiert (université, collège trilingue de François Ier, qui deviendra Collège royal, puis Collège de France) autrement que par les qualités, « innées », de la noblesse. Idéalement, la double possession des qualités et des savoirs définit l'homme parfait, auquel l'humanisme aspire, et que François Rabelais définit avec une certaine ironie dans ses personnages de géants (Pantagruel, 1532 ; Gargantua, 1534) comme l'accumulation joyeuse des modes d'expression populaires et savants.
Si la littérature se détache de l'institution religieuse, elle se place d'abord sous la protection des rois, princes et nobles, qui comprennent qu'il y va de leur gloire personnelle, et même de la force nationale : Louis XII et, surtout, François Ier choisissent le camp des « lettres renouvelées ». Les formes rhétoriques (Jean Lemaire de Belges, Jean Bouchet, dernier des Grands Rhétoriqueurs) sont progressivement envahies par les thèmes antiques, l'italianisme et les louanges du roi. Clément Marot leur donne vers 1530 une allure nouvelle, mondaine et familière à la fois.
2.3. La Pléiade
Cependant la carrière de Marot s'arrête vite, emportée par les querelles religieuses : sa traduction des psaumes de David, œuvre militante, le lie au protestantisme naissant. Une nouvelle génération d'auteurs (la Pléiade) déclenche vers 1550 une sorte de révolution : formés à l'humanisme, au latin et au grec, nobles ou érudits, ils entendent proclamer la supériorité des formes littéraires sur le discours ordinaire et leur rupture avec le passé médiéval, afin de retrouver les vraies sources du beau dans la littérature de l'Antiquité. Après un manifeste de Joachim Du Bellay, Défense et Illustration de la langue française (1549), divers ouvrages imposent le nouveau style, surtout ceux de Pierre de Ronsard (Odes, 1550 ; Amours, 1552 ; Hymnes, 1555-1556). L'abondance des références savantes qu'ils contiennent déconcerte d'abord le public de cour. L'Art poétique français de Peletier du Mans (1555) tire le bilan de ces expériences, qui restaurent les formes antiques de la poésie et une philosophie imprégnée de platonisme, exprimant ses aspirations par l'image et les figures mythologiques.
De nouvelles formes naissent aussi en prose : la nouvelle est imitée des Italiens, (Boccace), mais aussi souvent reprise de traditions narratives plus anciennes ou compilées aux sources historiques (les fabliaux, les Cent Nouvelles nouvelles, composé vers 1455 à la cour de Philippe le Bon). En 1542-1549, Marguerite de Navarre compose son Heptaméron.
3. Baroque et classicisme
L'esthétique de la Pléiade règne pour un demi-siècle, mais non sans retouches. Encore qu'aucun art poétique nouveau ne surgisse explicitement avant les années 1620, la poésie évolue, comme celle de Ronsard lui-même, entre 1550 et 1584. C'est d'abord un goût croissant pour l'expressivité, qui multiplie les figures de style (rhétorique), les métaphores, les symétries, les antithèses. Moins mythologistes et plus inspirés par la Bible, les poètes protestants transposent les hymnes pour louer la Création (la Semaine, de Guillaume du Bartas, 1578-1603) confronter vices de la Terre et jugement de Dieu (les Tragiques, Agrippa d'Aubigné, achevé en 1589 et publié en 1616), ou marquer la distance insurmontable entre la créature et le Créateur (Douze Sonnets de la mort, de Jean de Sponde, 1588).
Surtout, on voit grandir la part de l'expression personnelle, par la pratique de l'observation psychologique et de l'écriture au jour le jour (Essais de Montaigne, 1580-1588), plus fines et nuancées que les autobiographies encore très factuelles (Commentaires du seigneur de Monluc, Journal de Pierre de l'Estoile) ; par la prise de conscience du rôle de l'écrit dans la polémique (pamphlets multiples des guerres de Religion, comme la Satire Ménippée, ouvrage collectif publié en 1594) aussi bien que dans l'essai d'objectivité (invention d'une histoire moderne, politique et sensible à l'évolution des civilisations) ; enfin par le déferlement des imageries pastorales dans les fêtes et surtout le roman, dont l'Astrée (1610-1625) d'Honoré d'Urfé reste le type inégalé.
3.1. Le triomphe du héros
Retour en force des goûts aristocratiques, entretenus par les premiers salons mondains, qui suivent de près la production littéraire et la discutent : la distinction, l'admiration, la maîtrise de soi et le courage définissent un type de héros qui va meubler les immenses romans d'aventures combattantes et sentimentales – depuis le Polexandre de Marin Le Roy de Gomberville (1632) jusqu'aux triomphes de Mlle de Scudéry que sont le Grand Cyrus (1649-1653) et Clélie (1654-1660) –, les autobiographies (Mémoires du cardinal de Retz), et surtout les scènes de théâtre.
La redécouverte de l'expression théâtrale, avec les pièces romanesques et galantes de Robert Garnier (Bradamante, 1582) et d'Alexandre Hardy, ou historiques et réalistes d'Antoine de Montchrestien, la création de troupes et de salles permanentes en font un art complet, qui cristallise l'intérêt du public par la diversité de ses genres : pastorales, comédies-ballets, comédies sentimentales (Jean Mairet) ou d'aventure (Paul Scarron), tragi-comédie et surtout tragédie (Tristan l'Hermite, Jean de Rotrou). La production est dominée par Pierre Corneille – comédies avant 1636, puis tragédies : le Cid (1636), Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1643) –, qui va de triomphe en renouvellement de sujets. En proportion, l'expression lyrique, pourtant de qualité (Tristan l'Hermite, Antoine Girard de Saint-Amant), reste en retrait des écrits parodiques (romans comiques de Charles Sorel et de Paul Scarron), des jeux d'esprit (Vincent Voiture), des créations libertines (Cyrano de Bergerac), que ponctuent violemment, de 1647 à 1652, les pamphlets de la Fronde (mazarinades).
Hors du public mondain, l'innovation capitale est la diffusion, en milieu populaire, de petits livrets bon marché : la « Bibliothèque bleue », imprimée à Troyes. Cette littérature de colportage comprend almanachs, manuels de vie pratique ou de piété, recueils de farces et œuvres de fiction, qu'il s'agisse d'anciens romans de chevalerie ou de contes, comme ceux de Charles Perrault.
3.2. L'esthétique classique
Ne serait-ce que pour renouveler les modes, après François de Malherbe et, surtout, depuis 1620 (Théophile de Viau, François Mainard) coexistent le courant baroque et un courant puriste qui fait de la sobriété l'expression la plus efficace. Soutenu par la plupart des critiques (l'abbé d'Aubignac, Nicolas Boileau) et par l'Académie, créée en 1635 par Richelieu dans l'optique d'une véritable politique culturelle, c'est le courant puriste qui l'emporte progressivement : disparition de l'érudition ostensible et des citations (c'est l'échec de la rhétorique parlementaire et du didactisme littéraire), contrôle lexical et thématique, en relation avec l'idée de convenances mondaines. Le courant génère aussi une sorte de poncif de la louange officielle, que le style malherbien a créé et que l'académisme perpétue.
à la Cour et à la Ville
On assiste cependant à une dissociation des goûts : le goût de la cour est à l'exubérance des fêtes et des décors (du ballet de cour à l'opéra), et celui de la ville plus à la nuance, analytique et psychologique, ou proprement esthétique. Or le public se forme à des pratiques diverses et encourage de fait une multiplication des styles et des genres : vers 1650 apparaissent le roman long et sentimental, le burlesque parodique et trivial, la poésie dévote et le théâtre héroïque, souvent sous les mêmes plumes ; par contraste, on assiste vers 1670 à des modes nouvelles, marquées en prose par le raccourcissement des romans et la simplification des actions (Mme de La Fayette, la Princesse de Clèves, 1678), par la faveur accordée aux genres narratifs brefs comme fables et contes (Jean La Fontaine, Charles Perrault), ou analytiques et moralistes (Maximes de François La Rochefoucauld, fragments – ce dont bénéficie l'édition posthume des Pensées de Blaise Pascal –, portraits). Arts poétique et rhétorique (Nicolas Boileau, Nicolas Rapin, Bernard Lamy) enregistrent les mots-clés qui perpétueront le goût classique au xviiie s. : naturel, raison, bienséance, esprit ; instruire et plaire ; vraisemblance, généralisation. La tragédie de Jean Racine – Andromaque (1667), Britannicus (1669), Phèdre (1677) – semble la concrétisation de ce classicisme, dans le respect des « règles », l'analyse des passions pures, le pessimisme moral.
Mais cette mode n'efface pas les courants adverses : la prose religieuse (Bossuet, Fénelon) n'est pas d'une esthétique dépouillée, et la comédie de Molière – l'École des femmes (1662), Dom Juan (1665), le Misanthrope (1666), Tartuffe (1664 et 1667) – sait mêler les analyses de mœurs destinées aux « honnêtes gens », la farce et le plaisir des spectacles de cour.
4. La diffusion des Lumières (xviiie siècle)
La fin du règne de Louis XIV voit décroître l'influence de la cour sur le goût : Paris et les milieux riches, une aristocratie mêlée de parlementaires et de financiers dirigent les modes intellectuelles. L'esprit critique progresse : avec la querelle des Anciens et des Modernes est remise en cause la supériorité jusqu'alors intangible des modèles antiques.
Montée de la thématique financière et sociale, y compris dans les comédies (Jean-François Regnard), naissance du roman d'éducation, amoureuse, certes, mais souvent aussi de la dureté des rapports humains : du picaresque (Alain René Lesage dans son Histoire de Gil Blas de Santillane, comme dans son Turcaret) au sentimental (Marivaux, Vie de Marianne, 1731-1741 ; le Paysan parvenu, 1734) et au libertin (l'abbé Prévost, Manon Lescaut, 1731 ; les Égarements du cœur et de l'esprit de Crébillon fils, 1736), le monde se gère comme une conquête, qu'on paie toujours de son argent ou de sa personne.
Le théâtre relègue la création tragique, tout en lui accordant quelques triomphes (Voltaire), au profit de formes sentimentales (le Jeu de l'amour et du hasard, de Marivaux, 1730), puis moralistes (drames de Denis Diderot ou de Jean-François Marmontel), alliant les aspects de distraction aux volontés éducatives, en suivant au jour le jour l'évolution des mentalités.
Il est traditionnel de dire que la poésie s'affaiblit pour ne revivre qu'à la fin du xviiie s. avec l'abbé Delille et André Chénier. En fait, ses formes se renouvellent peu mais, poésie d'agrément élégiaque ou narrative, son abondance est un signe de succès. Le conte en vers surtout (abbé Grécourt) et la fable (Jean-Pierre Claris de Florian) sont en vogue. Cette stabilité est éclipsée par l'expansion des formes narratives et de la prose d'idées, dont le manque de codification permet de tout aborder et de tout inventer (Denis Diderot, Jacques le fataliste, 1778-1780). Particulièrement elles sont les armes de la lutte pour les Lumières, dans la somme didactique (Encyclopédie de Diderot et d'Alembert, 1751-1772) comme dans la comédie militante (Pierre Augustin Caron de Beaumarchais, le Mariage de Figaro, 1784). L'œuvre de Voltaire (Candide, 1759 ; Dictionnaire philosophique, 1770) est emblématique du foisonnement du mouvement philosophique.
Ce mouvement s'alimente d'une réflexion plus systématique sur les cultures non européennes, avec une tendance à l'anglomanie qui tient à l'avance politique et religieuse de l'Angleterre par rapport à l'intolérance française. L'éloge du progrès, du luxe et des sociétés marchandes est associé à une relative désaffection religieuse, assortie d'anticléricalisme, et surtout à une vive critique des absolutismes.
4.1. La littérature des bouleversements
Dès 1770 s'amorcent des modifications de la sensibilité et de l'expression : le romantisme fait ses débuts en Angleterre et en Allemagne, pendant que plus lentement en France le rousseauisme ramène à la sentimentalité (Jean-Jacques Rousseau, la Nouvelle Héloïse, 1761), à l'inclination vers la nature (Bernardin de Saint-Pierre) et surtout vers l'individualité (écrits autobiographiques de Rousseau). Anti-libertin dans son principe même, il sonne la fin des libertinages gais, ne laissant plus que les libertinages inquiétants, dans un regret ambigu (Choderlos de Laclos, les Liaisons dangereuses, 1782), hallucinatoire (le marquis de Sade) ou délicieusement autoaccusateur (Restif de La Bretonne). L'imaginaire se complaît dans la violence, sous l'influence du roman noir anglais, qui cultive fantastique et terreur, rejoignant par là le mélodrame naissant (René Charles Guilbert de Pixerécourt).
Parallèlement s'opère un mouvement de reflux nostalgique vers des passés bénis ou supposés tels, pas toujours cohérents entre eux : retour à l'Antique après la redécouverte de Pompéi et la théorisation d'une esthétique néoclassique par Johann Joachim Winckelmann ; retour au passé national, début du celtisme et invasion des poèmes du barde légendaire Ossian répandus par James Macpherson. L'esthétique découvre, à côté du beau, le sublime et le génie, qui font de l'écrivain un être différent.
La Révolution, par de multiples aspects, est le produit conjoint des Lumières et de ces réactions de nostalgie dans ses discours et son imagerie. Le goût antique, sous la pression des situations, tourne au goût romain : stoïcisme, netteté, liberté, patriotisme et histoire (c'est le théâtre d’André Chénier comme la peinture de David), classicisme en un mot, dont héritera le groupe philosophique des Idéologues, sous l'Empire.
4.2. L’écrivain : entre marchandise et liberté
Parachevant l'action de Beaumarchais – fondateur, en 1777, de la Société des auteurs dramatiques (future SACD) –, la Constituante, en 1791, institue le droit d'auteur et émancipe ainsi les lettres de la tutelle exercée par les pouvoirs. Ce qui veut dire aussi que la littérature peut choisir de se mettre ou non au service du pouvoir, qui, quant à lui, s'arroge largement le droit de censure, assimilé aux poursuites de droit commun (c'est ainsi que Charles Baudelaire pourra être poursuivi pour obscénité).
L'homme clé devient l'éditeur, et la mesure de la gloire est celle du marché et du nombre des ventes. On peut suivre la notoriété d'un auteur aux sommes qui lui sont offertes, et la contradiction croît entre les modèles esthétiques et les lectures réelles. L'image de l'écrivain se modifie (ou plutôt, l'écrivain aspire à la modifier) : les écrivains se sentent liés à l'art et aux artistes, et de plus en plus coupés du commun des mortels. Les mots-clés du temps sont originalité, cœur, rêve, sensibilité, âme, incompréhension du vulgaire. Tout cela débouchera, une génération plus tard, sur les tentations antagonistes d'un engagement dans le monde (artiste phare, lien au socialisme utopique) et d'un désengagement hors du monde, sécession morale et artistique (l'Art pour l'Art).
5. Un xixe s. qui croit à l'émotion et au progrès
5.1. Romantisme : de la ferveur individuelle au feuilleton social
La révolution romantique est plutôt une contre-révolution, puisque le groupe est surtout issu des milieux nobles, monarchistes, décidés à être le lien à la fois avec le passé national et européen (Mme de Staël, De l'Allemagne, 1813), anti-voltairiens, catholiques et modernes. La volonté d'un groupe qui arrive, minoritaire et jeune, à imposer l'idée qu'il représente la rupture modèle notre représentation du xixe s., alors que le mouvement a des antécédents. Profitant de l'ambiguïté de certaines révoltes lancées sous l'Empire (Mme de Staël, Chateaubriand, René, 1802), mûries dans l'exil, puis accomplies sous la Restauration dans le constat de générations perdues (Chateaubriand encore, mais aussi Lamartine, les Méditations, 1820), le romantisme rejette les règles et le beau académique, croit à l'unicité irremplaçable de l'individu et à la nécessité de l'expression personnelle, à la faillite de la rationalité, à l'inadaptation de l'homme aux monstruosités sociales (l'âme et le regret du ciel), tous sentiments d'ailleurs bien récupérables et dont vont sangloter longtemps des Bovary et des René de province.
Le mouvement est repris par de plus jeunes, qui vont choisir entre la révolte et la rupture sociale (les Jeunes-France, les bousingots), et qui le mènent à des formes extrémistes – athéisme ou socialisme – ainsi qu'à des suicides réels (Gérard de Nerval) ou métaphoriques (Pétrus Borel, Champavert, 1833), ou à la conquête du terrain littéraire par création et expansion de genres nouveaux : le drame inspiré de Shakespeare contre la tragédie, le roman historique (Alexandre Dumas) contre le roman d'analyse. Les manifestes en sont le Racine et Shakespeare de Stendhal (1823-1825) et la Préface du Cromwell de Victor Hugo (1827) ; la bataille d'Hernani (1830) leur gagne la notoriété.
La poésie (Lamartine, Hugo, Vigny, Musset) occupe cependant encore le devant du terrain littéraire pendant la première moitié du siècle, où la librairie se porte mal et cultive les valeurs refuges nobles : les romanciers restent sous-cotés, même quand ils ont du succès, comme Honoré de Balzac, dont le génie écrase le roman contemporain (la Comédie humaine, de 1832 à 1842), ou George Sand. Stendhal, moins facilement classable (le Rouge et le Noir, 1830), touche un public plus restreint. Le chemin normal de parution des romans est le feuilleton dans les revues, avant l'impression séparée. La technique du feuilleton construit d'ailleurs un art autonome plus populaire, plus engagé, qui voit triompher Eugène Sue.
Le romantisme glisse progressivement de droite à gauche, sous l'influence des historiens (Jules Michelet) et de l'intérêt nouveau porté à la classe ouvrière, avec un sommet pendant la révolution de 1848. Victor Hugo, dont l'œuvre cumule romans, drames et poèmes, symbolise cette évolution.
5.2. Nouvelles catégories, nouvelles écoles
La critique littéraire, pour sa part, prend un statut spécifique, et, avec Sainte-Beuve, se tourne du côté des sciences naturelles. Comme on classe alors les individus en botanique et en zoologie, les auteurs se rangent en écoles ou en groupes, qu'ils revendiquent comme des modes d'existence et de différenciation, voire d'opposition (entre romantiques et classiques, par exemple).
L'enseignement de la littérature française commence : dorénavant, les lectures en français accompagnent la composition en latin et parfois, dans les sections « modernes » promises à des métiers moins nobles, s'y substituent. Les enfants s'éduquent grâce aux premiers manuels de littérature, les adultes grâce à des publications comme le Globe, fondé en 1824, ou la Revue des Deux Mondes, créée en 1829.
Le triomphe du roman dans la seconde moitié du siècle marque le déclin du drame romantique, tandis que la poésie, toujours honorée, est de moins en moins lue, sinon, semble-t-il, pour former les futurs auteurs de poèmes ou lorsqu'il s'agit de gloires par ailleurs déjà consacrées, comme Victor Hugo (les Contemplations, 1856). D'où un milieu de lecteurs plus restreint, mais un renouvellement plus rapide des poétiques, de Théophile Gautier et l'Art pour l'Art à Charles Baudelaire (les Fleurs du mal, 1857), au Parnasse et au symbolisme (Paul Verlaine), floraison fin de siècle dans laquelle Arthur Rimbaud apparaît en réelle rupture avec les modes anciennes et la métrique classique (Une saison en enfer, 1873).
Répondent à la diversité d'un public élargi l'expansion définitive des journaux comme moyen de communication sociale et l'invention de la littérature « séparée » pour des groupes à qui on estime devoir ne pas tout donner à lire : les femmes, à qui sont destinées des bibliothèques de romans et magazines, et les enfants, en direction desquels on assure le succès des fables de La Fontaine, des romans de la comtesse de Ségur et de Jules Verne.
5.3. Réalisme : une approche scientifique
Le roman éclate en divers courants où domine la volonté de représenter le réel, historique ou moderne, social ou psychologique. Si Gustave Flaubert unit une sensibilité romantique au réalisme féroce (Madame Bovary, 1857 ; l'Éducation sentimentale, 1869), il s'évade aussi dans le fantastique (la Tentation de saint Antoine, 1874).
Après lui, le naturalisme veut faire du roman un moyen d'enquête scientifique et sociale, qu'illustrent Émile Zola (série des Rougon-Macquart, de 1871 à 1893), les frères Goncourt et, plus angoissé, Guy de Maupassant. Même chez des auteurs plus conventionnels (Paul Bourget), le réalisme correspond à la philosophie positiviste dominante. En réaction contre tant de réalisme, accusé d'encourager les récits choquants, une écriture plus intimiste ou fantastique (Jules Barbey d'Aurevilly, Auguste Villiers de L'Isle-Adam), puis nettement maniériste (Rémy de Gourmont, Joris-Karl Huysmans) caractérise la fin du siècle.
6. Du xxe s. à nos jours : littératures pour tous, littératures intimes
Réinventer la parole ou réinventer le monde ? Le modernisme vit une intense contradiction, qui fonde sur une imagination et une sensibilité de ruptures purificatrices, rejet qui se traduit en invectives (Léon Bloy), en retour de la religiosité (Paul Claudel, Charles Péguy), en recherches poétiques, en voyages (Victor Segalen, Blaise Cendrars), en acclimatations de la culture mondiale. La diversité des recherches empêche les regroupements, sauf dans le cas où les auteurs eux-mêmes se décrivent en groupe passager (le surréalisme).
La période 1890-1918 est féconde en renouvellements poétiques, vers l'hermétisme (Stéphane Mallarmé), le lyrisme flamboyant (débuts de Paul Claudel), l'invention du vers libre, des collages et des jeux (Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913), parallèlement au renouveau artistique pictural. Les avant-gardes manifestent un regain d'intérêt pour la linguistique, soit pour jouer de l'arbitraire des mots, soit pour la symbolique : le langage semble plus important à travailler que les thèmes, même provocateurs (Alfred Jarry).
Les variétés du théâtre répondent à plusieurs modes, sérieux (Henry Becque), comique (Georges Feydeau), mondain (Georges Porto-Riche), héroïque (Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac, 1897).
La majorité des auteurs cependant manifeste une sorte de crise morale, dans l'engagement politique et la nostalgie d'être utile à la cité, d'être en prise sur les problèmes contemporains, dans le sillage tracé par Emile Zola lors de l'affaire Dreyfus : être des consciences, en des sens très divergents, de l'urgence révolutionnaire au conservatisme nationaliste (de Jules Vallès à Maurice Barrès). De cet état d'esprit participe la grande phase du roman humaniste (Anatole France, Romain Rolland), que contredit l'individualisme des premières œuvres d’André Gide (les Nourritures terrestres, 1897).
6.1. L'entre-deux-guerres : un fécond pessimisme
Certes, il y a Marcel Proust, qui marque cette période : mais il est atypique, et son À la recherche du temps perdu (1913-1927) a une dimension personnelle et une ambition sans égales, encore que témoignant de la fin d'un monde. La guerre constitue une cassure dans les mentalités et dans les productions littéraires. Elle accélère l'urgence d'une forme d'engagement humaniste ou révolutionnaire : refus de la guerre (Henri Barbusse), fascination de la révolution russe – qui touche aussi bien Romain Rolland et Anatole France qu’André Gide – ou du modèle fasciste, et tentation d'aventuriers (André Malraux, la Condition humaine, 1933). Après une courte phase euphorique, la montée d'angoisse des années 1930 est très marquée dans les romans, des espoirs humanistes déçus (Roger Martin du Gard) au pessimisme affiché (Jean-Paul Sartre, la Nausée, 1938 ; Georges Bernanos, Pierre Drieu la Rochelle, Henry de Montherlant), mais aussi dans le théâtre (Jean Giraudoux).
D'autres en viennent, sur la lancée des mouvements d'avant-garde, à se demander s'il faut continuer la même littérature : tout en étant attirés par la révolution sociale, le mouvement dada, né en 1917, puis le surréalisme bouleversent la poésie en y introduisant l'irrationalité (Tristan Tzara, André Breton, Paul Éluard, René Char) plus que la prose (Raymond Roussel). La rupture dans l'écriture romanesque est provoquée par Céline (Voyage au bout de la nuit, 1932), tandis qu'Antonin Artaud propose un « théâtre de la cruauté ».
Cependant, la majorité des auteurs alors notoires nuancent leur rupture (Paul Claudel, Paul Valéry, Saint-John Perse), et la prose est plus à l'intimisme (Colette, Paul Morand), à la destinée familiale ou provinciale (François Mauriac, Jean Giono). Des maisons d'édition (Gallimard, Grasset) et des revues comme la Nouvelle Revue française créent une forme de recherche modérée ouvrant à la connaissance des lettres étrangères et du modernisme. La rencontre avec les médias nouveaux est féconde : Jean Cocteau, Marcel Pagnol, Jacques Prévert s'ouvrent au cinéma.
6.2. Le rôle des intellectuels
L'après-guerre voit arriver les modèles culturels américains, d’Ernest Hemingway à William Faulkner, le roman noir et la « littérature objective ». La mode n'est plus à l'introspection. L'existentialisme se confond avec la figure de Jean-Paul Sartre, tandis que l'intensité générale du militantisme prolonge les activités de la Résistance et souligne guerres coloniales et guerre froide. Ce climat n'est guère propice à des renouvellements formels : l'important semble de convaincre et d'éduquer, de rendre compte des déchirements divers.
L'éclosion de la littérature francophone accompagne les mouvements indépendantistes des colonies (la négritude d’Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor), alors que s'élève la voix d'une autre « minorité », celle des femmes (Simone de Beauvoir), qui revendiquent leur reconnaissance sociale aussi en littérature. Une des réflexions majeures porte sur l'appartenance de la culture à une classe sociale dominante, et un objectif quasi missionnaire s'affirme : communiquer la culture réservée aux élites à des foules plus larges – ce que tentent de réaliser à leur manière la littérature prolétarienne, la création du Théâtre national populaire, les réflexions sur le métier des « intellectuels », mot à la mode (Jean-Paul Sartre, les Mains sales, 1948 ; Albert Camus, les Justes, 1949). Là encore ce sont les romans et le théâtre, sous l'influence de Bertolt Brecht, qui reflètent le mieux ce désir et tiennent le mieux cette fonction, encore que la poésie de Louis Aragon ou de Paul Éluard y joue aussi un rôle.
Par ailleurs, la reconstruction du pays et l'extension de la scolarité ont pour signe l'essor de la presse du cœur, des bandes dessinées, des romans policiers comme véritable culture de masse. Les auteurs reconnus n'ont pas toujours une large audience, malgré le développement du vedettariat, la multiplication et le rôle grandissant des prix littéraires : seuls des cas isolés, comme Jacques Prévert ou Boris Vian (au confluent du policier, de l'existentialisme et du surréalisme), deviennent populaires.
6.3. La mode des « nouveaux »
Comme en rejet du sérieux d'une période difficile, les années 1960, prospérité revenue, voient le retour de l'inspiration mondaine et intimiste (Françoise Sagan) et des essais de renouveau formel, qui coexistent avec des écritures traditionnelles, majoritaires. C'est tout à la fois le nouveau roman – qui s'essaie à de nouveaux modes de narration, sans sujet ni personnages (Nathalie Sarraute, Michel Butor, Alain Robbe-Grillet, Claude Simon) – et des modèles théâtraux choquants par leurs thèmes (Jean Genet) ou leur philosophie de l'absurde (Samuel Beckett, Eugène Ionesco), que renforce une modification radicale de la mise en scène. Au-delà de ces recherches formelles, le retour à l'attention linguistique (Raymond Queneau) et à l'écriture tout court, quoi qu'on dise, semble l'emporter en intérêt sur les propositions idéologiques, et engendre de beaux classicismes (Albert Cohen, Marguerite Yourcenar).
La littérature, toutefois, ne tient plus lieu de conscience : l'irruption des adolescents dans l'univers de la consommation les porte plutôt vers la musique, le cinéma ou les expressions minoritaires, la littérature apparaissant décidément comme le domaine de l'école et des parents. Chez les lettrés même, l'influence des sciences humaines atteint un apogée dans les années 1970 pour décroître vers 1980, sans qu'on voie de relève, ni dans les « nouveaux romantiques » ni dans les « nouveaux philosophes ».
6.4. Le règne de l’individu
Une sorte d'émiettement des modes, qui coexistent ou se succèdent rapidement, interdit pratiquement la synthèse des années qui annoncent la fin du siècle. Même la révolte contre les prédécesseurs ne fait plus recette. L'individualité règne ; on s'intéresse plus au metteur en scène qu'à l'auteur de théâtre ; la biographie et l'autobiographie, sous couleur d'histoire, ont envahi le roman, avec bonheur parfois, chez J. M. G. Le Clézio, Michel Tournier ou Patrick Modiano. Le phénomène littéraire se recentre sur les formes narratives (plutôt que réflexives) et individualisées (plutôt que collectives), ce qu'on doit au refus des idéologies et à la forme médiatique de mise en valeur de l'auteur (un visage, des interviews) dans les émissions télévisées (d'Apostrophes de Bernard Pivot à Caractères de Bernard Rapp). Tandis que Marguerite Duras pénètre le nouveau roman par ses souvenirs et que triomphe la « littérature fabriquée » (des équipes produisent des récits à partir de canevas pour des collections normalisées), les chiffres de tirages (en baisse constante) conduisent à s'interroger sur le nivellement des valeurs littéraires.
6.5. Les dernières tendances
À partir des années 1980, de nombreux romanciers reviennent à un roman plus traditionnel tout en se réappropriant l'héritage riche et contradictoire du siècle. Les genres peu à peu se mêlent : fiction, récit de soi et métaphysique se confondent, le roman policier se fait, par exemple, plus littéraire, la fiction plus intime (autofiction).
Si le roman contemporain semble parfois s'épuiser dans des textes courts et minimalistes, il est surtout caractérisé par un retour du récit, la volonté de réintroduire l'histoire et l'Histoire, de retrouver le plaisir de la fiction. Le groupe de la « nouvelle fiction » prône un fantastique moderne fondé sur la réécriture des mythes, de nombreux autres romanciers mêlent les recettes du roman des siècles passés à celles du cinéma tandis que d’autres mêlent avec délectation fiction et philosophie.