François Rabelais
Écrivain français (La Devinière, près de Chinon, vers 1494-Paris 1553).
Témoignant d'un don prodigieux pour l'invention verbale dans ses romans parodiques Gargantua et Pantagruel, François Rabelais a donné à la langue française ses lettres de noblesse. « Guerre picrocholine », « moutons de Panurge », « abbaye de Thélème », « Dive Bouteille » et « substantifique moelle » sont autant de traces que les aventures de ses géants ont laissées dans la langue.
Contemporain de François Ier, premier monarque de la Renaissance française, et des premières tensions avec la religion réformée naissante, Rabelais est un écrivain humaniste à la curiosité pétillante. Son rire paillard d'érudit bon vivant résonne encore.
Famille
Antoine Rabelais, son père, était avocat au siège royal de Chinon et apparenté aux plus grandes familles de sa province. La Devinière est la maison des champs que possédait son père.
Moine et humaniste, médecin et écrivain
François Rabelais entre dans les ordres, chez les cordeliers, puis chez les bénédictins (1524). Il s'inscrit à l'école de médecine de Montpellier (1530) et obtient le grade de docteur en médecine en 1537.
Médecin errant de France et d'Italie protégé par la famille Du Bellay, il encourt la censure de la Sorbonne pour son Pantagruel et son Gargantua.
Père de Gargantua et de Pantagruel
Gargantua (le père)
▪ Vie inestimable du grand Gargantua (1534).
Pantagruel (le fils)
▪ Horribles et Épouvantables Faits et Prouesses du très renommé Pantagruel [orthographe moderne] (1532, Second Livre)
▪ Tiers Livre (1546)
▪ Quart Livre (1552).
L'ensemble du Cinquième Livre, publié de façon posthume en 1564, n'est pas attribué à Rabelais avec certitude.
Les aventures sont écrites dans ce que l'on appelle aujourd'hui le moyen français, soit le français tel qu'on le parlait entre les xive et xvie siècles.
Pseudonyme connu
Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais
Citations
« Mieux est de ris que de larmes écrire
Pour ce que rire est le propre de l'homme. »
(Avertissement en vers du Gargantua).
« science sans conscience n'est que ruine de l'âme »
(Pantagruel, chap. VIII, lettre de Gargantua à Pantagruel).
1. La vie de Rabelais
1.1. Les années de formation
Moine pétri d'humanisme
La vie de Rabelais est mal connue ; documents et témoignages laissent de vastes zones d'ombre (sa date de naissance elle-même reste incertaine). Il est sans doute novice au couvent des cordeliers (franciscains) de la Baumette, près d'Angers. Plus tard (1520), il prend l'habit au couvent de Fontenay-le-Comte, en Poitou. Passionné par le grec, il entame une correspondance (en latin et en grec) avec Guillaume Budé. Il fréquente les érudits de la région, notamment André Tiraqueau. Premiers démêlés avec la Sorbonne : ses livres grecs sont temporairement confisqués en 1523.
Tout au long de sa carrière, il saura néanmoins conserver des protecteurs puissants. Grâce à Geoffroy d'Estissac, le prieur qui l'attache à sa personne en qualité de secrétaire, il passe, en 1524, chez les bénédictins de Maillezais (en Vendée), où il peut poursuivre plus librement ses études. Il se lie alors avec le rhétoriqueur Jean Bouchet (1476-1559), de Poitiers, et Antoine Ardillon, abbé de Fontenay-le-Comte. Dans ce monde provincial et rural, Rabelais découvre les cercles de lettrés, juristes et philologues, religieux ou laïcs.
En 1527, il renonce à la vie monacale et parcourt la France, s'arrêtant, comme l'attestent quelques épisodes de son œuvre, dans plusieurs villes universitaires de renom (Orléans, Paris, Toulouse…).
Entrée en médecine et en littérature
En 1530, on le retrouve à Montpellier, où il s'inscrit à l'école de médecine et donne des cours sur Hippocrate et Galien, qu'en bon humaniste il commente en s'appuyant sur le texte grec, l'original, et non sur une mauvaise traduction latine. Il est très vite admis au grade de bachelier et entame une licence. À Montpellier s'achève sa formation intellectuelle : il y noue une solide amitié avec un autre étudiant en médecine et joyeux compagnon, Guillaume Rondelet ; il prend conscience que tout le savoir humain n'est pas dans les livres.
Nommé ensuite médecin de l'hôtel-Dieu, il s'installe à Lyon, et c'est dans cette cité alors débordante d'activité littéraire qu'il connaît la période la plus féconde de son existence. Non seulement son cercle de relations s'élargit (Étienne Dolet, Mellin de Saint-Gelais, Macrin [Jean Salmon, 1490-1557]), mais il correspond aussi avec Érasme, qu'il vénère comme son père spirituel. Il a 38 ans lorsqu'il publie la première histoire de Pantagruel, sous le pseudonyme d'Alcofribas Nasier.
1.2. Médecin voyageur et écrivain récidiviste
Viennent les voyages en Italie : il y accompagne d'abord son nouveau protecteur, l'évêque de Paris Jean Du Bellay (cousin du poète), chargé d'une délicate mission auprès du pape Clément VII. C'est en rentrant en France (1534) que Rabelais, encouragé par le succès de Pantagruel, publie la Vie inestimable du grand Gargantua, ajoutant ainsi les prouesses du père à celles du fils. Le volume précédent lui fournit le cadre : les enfances, les années d'études, les exploits guerriers, mais ce n'est plus la description « gigantesque » qui occupe le premier plan. Rabelais s'impose maintenant comme créateur de personnages, son art de conteur s'affirme : on le voit dans le prologue, plus fermement élaboré, et dans l'énigme qui termine le livre ; il accorde aussi une plus grande place à l'invective et à l'inspiration satirique. Rabelais a désormais pris conscience de son pouvoir, ses convictions s'affirment, ses déclarations sont assurées.
Après l'affaire des Placards (1534), Jean Du Bellay, nommé cardinal, l'emmène de nouveau en Italie. Rabelais voit alors à Ferrare la cour d'Hercule II d'Este et de Renée de France (où il rencontre Clément Marot), à Rome la cour du nouveau pape Paul III (il obtient d'être dûment relevé de ses vœux monastiques). Il parcourt Florence, où règne le duc Alexandre de Médicis. Par ses lettres à Geoffroy d'Estissac, nous possédons une chronique variée de la vie romaine.
En 1536, pourvu d'une prébende (des revenus) de chanoine grâce au cardinal, il se consacre à l'exercice de la médecine au monastère de Saint-Maur-des-Fossés. De retour à Montpellier pour achever ses études, il est licencié le 3 avril 1537 et docteur en médecine le 22 mai. Il pratique son art à Lyon et il fait, à Montpellier, des leçons sur les traités d'Hippocrate.
En 1540, il se rend en Italie aux côtés de Guillaume Du Bellay (autre cousin du poète), seigneur de Langey, mais il a la douleur de le perdre en 1543. Il voit également disparaître cette même année son premier protecteur, Geoffroy d'Estissac. Après la mort de Langey, qui fit sur lui une impression profonde, on perd sa trace pendant deux ans.
En 1546, le Tiers Livre, pourtant moins irrévérencieux que ses devanciers, est lui aussi condamné par la Sorbonne [faculté de théologie]. Cela justifie-t-il la retraite de l'auteur à Metz, hors de portée de la justice du roi de France (Trois-Évêchés), en un temps où l'on risque encore le bûcher pour hérésie? À l'occasion de son troisième voyage à Rome, où Jean Du Bellay l'appelle, Rabelais écrit une « Relation des fêtes données à l'occasion de la naissance de Louis, duc d'Orléans », qu'il fera imprimer à son retour sous le titre de Sciomachie. Il fait imprimer à Lyon quelques chapitres du Quart Livre (1548), qui sera publié dans son intégralité en 1552 et immédiatement censuré par les théologiens.
Grâce à son protecteur, il obtient les cures de Saint-Martin de Meudon et de Saint-Christophe-du-Jambet, dans la Sarthe ; par la recommandation du cardinal de Châtillon, Odet de Coligny (1517-1571), il reçoit un privilège pour faire imprimer librement tous ses ouvrages. Que devient-il ensuite ? En janvier 1553, il renonce à ses cures. Il s'éteint à Paris en 1553.
1.3. Un bouffon de la démesure ?
Le conteur difforme
La légende d'un Rabelais ivrogne et bouffon s'est formée du vivant même de l'écrivain. Il apparaît ainsi dans l'épitaphe que Ronsard compose pour lui en 1554 ; l'historien Jacques de Thou, son contemporain, assure qu'« il se livra tout entier à une vie dissolue et à la goinfrerie ». L'imagination des lecteurs n'a jamais cessé de broder sur ces thèmes.
La Bruyère écrira que le livre de Rabelais est incompréhensible, que c'est « une énigme, quoi qu'on veuille dire, inexplicable ». Pour d'autres, qui s'efforceront de percer son secret, il est une sorte de philosophe et de mage : Voltaire voit en lui « un philosophe ivre » ; Chateaubriand le range parmi les « génies-mères » de l'humanité, et Victor Hugo le qualifie de « gouffre de l'esprit » pour son « rire énorme ». Silène contrefait dissimulant une fine drogue ? Sa figure et son œuvre présentent l'ambiguïté du prologue de Gargantua.
L'humaniste
Rabelais fut essentiellement un homme de la Renaissance. S'il nous invite à rechercher la « substantifique moelle » de la connaissance, il apporte aussi la guérison par le rire. Il goûta tous les plaisirs de la vie ; il apprécia la grandeur de Rome, le charme des jardins de Saint-Maur, les châteaux de la Loire et les tavernes de Chinon et de Paris, sans parler du « bon vin de Languedoc qui croît à Mirevaulx, Canteperdrix et Frontignan ».
Médecin reconnu, il a publié de savants travaux, qui sont d'un humaniste pur et qui donnent une idée des curiosités encyclopédiques de l'époque. Outre ses lettres à Budé, à Érasme, à Geoffroy d'Estissac et au cardinal Du Bellay, il donne chez Sébastien Gryphe, à Lyon, une édition des Aphorismes d'Hippocrate, et, dans son désir de vulgariser les textes importants, il publie les lettres du médecin italien Giovanni Manardi (1462-1536) et un texte juridique, le Testament de Cuspidius. En 1534, sa publication de la Topographia antiquae Romae de Bartolomeo Marliani révèle son goût pour la Rome antique et pour l'archéologie. Enfin, sa facétieuse Pantagruéline Prognostication prolonge la vogue des almanachs.
« [A]mateur de pérégrinité » comme son Pantagruel, il rechercha toujours un savoir nouveau. Il aima par-dessus tout l'indépendance, la liberté, et il fit une entière confiance en la bonté de la nature. Mais il demeure pour nous l'immortel conteur des aventures de Pantagruel. Délassement d'érudit ou « repos de plus grand travail » que savent s'accorder les humanistes de la Renaissance ?
2. Père de Gargantua et de Pantagruel
2.1. Quels prédécesseurs ?
Rabelais est le continuateur de la littérature profane du Moyen Âge : il connaît fort bien la farce et en particulier la sotie. Il leur emprunte non seulement certaines formes du comique de situation, mais encore le naturel du langage parlé, le sens du dialogue de théâtre, le rire qui défie la mort, qui libère de l'angoisse dans une atmosphère populaire de fête, de banquet, de jeu et de carnaval.
Le cycle pantagruélique commence par Horribles et Épouvantables Faits et Prouesses du très renommé Pantagruel (Lyon, 1532), qui contient l'histoire du fils avant celle du père, et qui deviendra plus tard le Second Livre. Rabelais reconnaît s'inspirer des Grandes et Inestimables Chroniques du grand et énorme géant Gargantua, ouvrage anonyme à succès, publié à Lyon en 1532, déclarant qu'il se propose d'écrire « un autre livre de même billon ». Ce livret populaire narrait les exploits de Gargantua et il en fut vendu, nous dit-il, plus d'exemplaires en deux mois « qu'il ne sera acheté de Bibles en neuf ans ».
Adoptant le plan traditionnel des romans de chevalerie : naissance, « enfances », prouesses, Rabelais ajoute à ces aventures fabuleuses quelques éléments facétieux qui reflètent les mœurs et les usages de l'époque. Mais ce roman comique porte, dans sa parodie même, une pensée : on y remarque notamment la critique des vieilles disciplines, des lectures scolastiques de l'abbaye de Saint-Victor, des excès pédants de l'écolier limousin, des pratiques de procédure judiciaire (argumentation par signes, débat des deux gros seigneurs).
La conception rabelaisienne s'inscrit d'autre part à la suite des Maccheronee (1517) de Teofilo Folengo et du Morgante maggiore (1483) de Luigi Pulci, qui présentent la force, l'appétit et la bonhomie d'un géant entouré de compagnons aux noms symboliques. Pantagruel doit le sien au petit démon qui, dans la littérature des Mystères, avait le don de faire naître la soif ; il sera roi des Dipsodes, des assoiffés.
2.2. Le Tiers Livre (1546)
La geste fabuleuse des géants avait permis à Rabelais de dénoncer les abus du monde dans une épopée satirique et dans la parodie caricaturale. Après le Gargantua, il reste douze ans sans rien publier. Ce long silence est significatif de la prudence dans laquelle, par crainte des foudres de la Sorbonne, doivent se retrancher les humanistes épris d'idées nouvelles. En 1546, il fait imprimer le Tiers Livre des faits et dits héroïques du noble Pantagruel, qui, après un prologue vibrant des préparatifs de défense contre les entreprises de Charles Quint, se développe comme une enquête sur le mariage et une satire de la justice.
Pourtant, le roman connaît une inflexion nouvelle : il n'est plus question de prouesses guerrières ; l'intérêt se concentre sur les discussions suscitées par les consultations de Panurge, qui se demande s'il doit ou non se marier. Réduit à s'endetter, il lance une prestigieuse apologie de la dilapidation et des dettes. Après avoir interrogé les « sorts virgiliens » et les songes, il prend conseil auprès de la sibylle de Panzoust, du muet Nazdecabre, du vieux poète Raminagrobis, de l'occultiste Her Trippa, du théologien Hippothadée, du médecin Rondibilis, du philosophe Trouillogan et du juge Bridoie. Peu satisfait de leurs réponses, il se tourne vers le bouffon Triboulet. Le sage Pantagruel l'engage à s'embarquer pour consulter l'oracle de la Dive Bouteille.
Faut-il voir dans le Tiers Livre un simple réquisitoire contre les femmes, dans la tradition satirique, ou même un reflet de la fameuse « querelle des femmes » qui passionna les esprits de 1542 à 1550 et qui opposa l'Amie de court, de Bertrand de La Borderie, à la Parfaite Amie, du platonicien Antoine Héroët ? Le dessein misogyne de Rabelais n'explique pas toute la portée du livre. Apportant des constatations de bon sens sur la vanité des conseils, le Tiers Livre nous montre que Panurge est amené à se décider seul. L'aspect philosophique de l'œuvre est clair : l'apologie des dettes laisse espérer un monde de solidarité dans l'harmonie d'un perpétuel échange ; la plante merveilleuse du « pantagruélion », dont la nature et les vertus sont longuement détaillées, symbolise l'énergie et les progrès possibles de l'humanité ; l'enquête sur le mariage de Panurge attestant l'inutilité des paroles, le voyage permettra de « toujours voir et toujours apprendre » et d'atteindre la vérité.
2.3. Le Quart Livre (1548-1552)… et la suite
Le récit de la navigation, annoncé à la fin du Tiers Livre, est mis en œuvre dans le Quart Livre des faits et dits héroïques du noble Pantagruel. Nous sommes témoins de l'odyssée de Pantagruel et de ses amis en quête de la Dive Bouteille : son oracle devrait mettre un terme aux incertitudes de Panurge. C'est donc le récit d'un voyage avec escales, descriptions de pays étrangers, tempête, au cours de laquelle le géant retrouve sa force prodigieuse.
L'originalité de Rabelais tient surtout à la création de personnages et de lieux allégoriques d'un étonnant relief, tels l'île des Chicanous, pour les gens de justice, ou celle de Messer Gaster (l'estomac), entouré de ses Gastrolâtres qui, comme leur nom l'indique, ont pour dieu leur ventre. Autant de condamnations de la contrainte et des aberrations humaines ! Chaque personnage incarne une attitude : Panurge, la peur devant le danger ; frère Jean, l'excès de témérité ; Pantagruel, un juste équilibre d'espoir et de prudence.
Aux souvenirs traditionnels des récits de navigation dans les épopées et les romans d'aventures, le Quart Livre ajoute probablement quelques traits empruntés aux voyages de Jacques Cartier au Canada, de 1534 à 1540 ; on y remarque, d'autre part, de vives attaques contre la papauté, au moment où le concile de Trente suscite une certaine défiance. Mais, encore une fois, le réel sert de support au mythe de la recherche de la Vérité.
En 1562 paraissent sous le titre de L'Isle sonante les premiers chapitres du Cinquième Livre (dont l'édition définitive paraît en 1564) des aventures de Pantagruel. Cette suite tardive de la « navigation faite par Pantagruel, Panurge et autres ses officiers » n'est peut-être pas entièrement de la main de Rabelais. La navigation narrée dans le Cinquième Livre aboutit au temple de la Dive Bouteille, dont l'oracle : « Trink ! » (« Bois ! »), semble inviter les pantagruélistes à boire aux sources du savoir. Est-ce la révélation des « mystères horrifiques » que promettait le prologue de Gargantua ?
2.4. Une comédie si humaine
Rire aux dépens de tous
Rabelais nous présente dans une foisonnante galerie de personnages, la plupart des classes et des institutions sociales. Il parle avec complaisance du peuple et des humbles : fouacier [marchand de galettes], berger, laboureur, bûcheron, marchand de moutons, sorcière de village. De la bourgeoisie et des élites il retient le professeur d'université, et surtout les nobles et les princes, « monde palatin », largement représenté. Il s'en prend avec une raillerie parfois féroce, aux juges, avocats, procureurs, plaideurs, dont il tourne en dérision la sottise, les « ineptes opinions » ou le pédantisme.
S'il se plaît à des tableaux colorés de la vie universitaire de son temps, il exècre les théologiens de Sorbonne (« sorbonagres » et « sorbonicoles »). Il condamne les moines pour leur saleté, leur oisiveté, leur inutilité sociale, et, pensant à l'activité de frère Jean, il s'emporte en âpres invectives. Il sait, à l'occasion, critiquer les vices des citadins, et ses portraits de femmes rusées, curieuses ou lascives ne manquent pas de relief. Mais il est surtout attentif aux problèmes relatifs à l'éducation, à la politique et à la religion.
L'art de brocarder
Rabelais dénonce l'obscurantisme pédant qui passe par une langue hermétique, un jargon pour le profane.
La langue de Rabelais est d'une confondante invention verbale, d'exubérance et de verve. Il lance son vocabulaire, d'une surprenante richesse, dans de foisonnantes assonances et litanies fantaisistes. La truculence rabelaisienne ne s'interdit ni les détails scatologiques, ni les obscénités. L'écrivain multiplie avec virtuosité les jeux de mots, les galimatias, les jurons, l'allégorie et le symbole. Panurge demande à manger en une douzaine de langues ; Rabelais forge les mots, les déforme, les combine : la langue française, sous sa plume, explose en liberté.
Boire… aux sources du savoir
Rabelais critique l'instruction selon les méthodes scolastiques. À l'exercice fastidieux de la mémoire et au formalisme stérile, qui ne forme qu'une « tête bien pleine » et un pédant intolérant, il préfère la curiosité d'un esprit toujours en éveil et une instruction par l'expérience, par le voyage, par les incertitudes de l'existence. Il prône le développement harmonieux du corps et de l'esprit, dans l'abandon d'une discipline de contrainte imposée de l'extérieur.
Touchant la politique, l'œuvre est une méditation sur le pouvoir royal ; elle exalte l'idéal du prince chrétien. Les bons rois, Grandgousier, Gargantua, Pantagruel, excellent par leur piété, leur sagesse et leur désir de paix.
Catholique moquant les prétentions des clercs qui se jugent meilleurs chrétiens que les laïques, critique envers les institutions, fondées par des hommes faillibles et intransigeants, railleur envers des croyances comme la vénération des reliques, le culte des saints ou les pèlerinages, Rabelais cherche à concilier un retour aux sources du christianisme, nourri d'une lecture moins indirecte des Écritures (dans le texte en hébreu et en grec), et sa foi humaniste en la noblesse de la nature humaine.
Croire en la nature et en l'homme
L'irrévérence à l'égard du sacré est un thème familier à la littérature médiévale. Dès le xvie siècle, l'image de la religion véhiculée par Rabelais suscita maints débats et commentaires. Pour les conservateurs catholiques, en particulier les théologiens de la faculté de Paris (les « sorbonagres »), les railleries de Rabelais trahissaient le calviniste masqué, donc l'hérétique. Mais, depuis Genève, Calvin le qualifiait de « pourceau » dans son Traité des scandales (1550) – à quoi Rabelais rétorquait en injuriant les « démoniacles Calvins, imposteurs de Genève ».
Pourtant, ses attaques contre les superstitions populaires sont assorties de l'affirmation d'une foi profonde. Comme les évangéliques de son temps, Rabelais désire ardemment voir l'Église se réformer elle-même. À Thélème, les hypocrites, bigots, cagots (faux dévots) sont exclus d'une abbaye qui s'ouvre largement pour donner « refuge et bastille » à ceux qui annoncent « le saint Évangile en sens agile », aux bons prêcheurs évangéliques. Loin de mettre l'accent sur l'infirmité de la nature humaine, Rabelais lui fait une entière confiance.
Cet optimisme éclate dans le mythe de Thélème, société idéale soumise aux règles de l'honneur, sans doute ! Mais la leçon symbolique est là : par l'éducation, par la raison, l'homme est capable d'assurer son salut, de maintenir sa dignité, de vivre en harmonie avec ses semblables dans un heureux épanouissement. Utopie pédagogique, voire utopie politique, Thélème porte le témoignage le plus évident de la sagesse rabelaisienne.
2.5 Postérité
L'influence de Rabelais est attestée à toutes les époques. De son temps, sa célébrité est bien reconnue, et même les pamphlétaires protestants (d'Aubigné voit en lui un « auteur excellent ») lui demandent quelques armes pour confondre leurs adversaires. Les « libertins » du siècle suivant ne manquent pas de l'apprécier, et il devient le modèle de plusieurs poètes burlesques (Saint-Amant, Sarasin ou Scarron). Molière et La Fontaine lui doivent beaucoup, et Voltaire le relit sans cesse.
La Révolution et le romantisme vont faire de lui un prophète et un mage, et Victor Hugo le premier. Les Contes drolatiques de Balzac témoignent du même intérêt. Michelet dira du livre de Rabelais : « Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse lucide à merveille, une folie profondément sage. » D'autres, comme Flaubert, aiment sa « phrase nerveuse substantielle, claire, au muscle saillant, à la peau bistrée ».
Pourtant, si le nom de Rabelais demeure impérissable, c'est à titre d'auteur comique, d'un comique qui comporte autre chose que la farce et le ridicule, à titre de narrateur sans égal qui sait filer le récit, choisir le détail concret et expressif. Malgré les orages de l'époque, il incarne une saine gaieté, et son génie domine la Renaissance avec celui de Montaigne.