Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux
Écrivain français (Paris 1688-Paris 1763).
Écrivain d’occasion puis écrivain professionnel, Marivaux laisse une quarantaine de pièces de théâtre et plusieurs romans. L’auteur, qui passe de l’étude des mœurs à l’analyse des sentiments, est un témoin essentiel de la société française de la première moitié du xviiie siècle. Le langage qu’il invente, à la fois libre et sophistiqué, est à l’image de sa conception des relations amoureuses, où les masques se jouent de la sincérité, et où la sincérité découvre les masques. Parfois jugé frivole ou superficiel – on parle de « marivaudage » pour dénoncer les excès de sa finesse –, Marivaux renouvelle l’approche de la psychologie humaine.
Naissance
Le 4 février 1688 à Paris.
Famille
Père fonctionnaire, d’abord dans l’administration de la Marine puis directeur de l’hôtel des Monnaies à Riom.
Formation
Études au collège des Oratoriens de Riom puis à la faculté de droit, à Paris.
Début de sa carrière
Les Effets surprenants de la sympathie (1713), roman. Au théâtre : l’Amour et la Vérité (1720), comédie.
Premiers succès
La Surprise de l’amour (1722) ; la Double Inconstance (1723) ; le Jeu de l’amour et du hasard (1730).
Évolution de sa carrière littéraire
Une triple carrière, parfois menée de front.
– Une carrière de journaliste : le Spectateur français (1721) ; l’Indigent philosophe (1727) ; le Cabinet du philosophe (1734).
– Une carrière de romancier : Pharsamon (publié en 1737) ; la Vie de Marianne (1731-1742, roman inachevé) ; le Paysan parvenu (1734, roman inachevé).
– Une carrière de dramaturge avec des « comédies de sentiment » : la Seconde Surprise de l’amour (1727), les Serments indiscrets (1732) ; des comédies d’intrigue : l’Heureux Stratagème (1733), la Méprise (1734) ; des comédies de mœurs : l’Ecole des mères (1732), le Petit-Maître corrigé (1734) ; des comédies sociales et utopiques : l'Île des esclaves (1725), l’Île de la Raison (1727) et des comédies relevant de plusieurs genres : la Mère confidente (1735), les Fausses Confidences (1737).
Mort
Le 12 février 1763 à Paris.
Citations
« Un mari porte un masque avec le monde et une grimace avec sa femme » (le Jeu de l'amour et du hasard).
« En général, il faut se redresser pour être grand : il n'y a qu'à rester comme on est pour être petit » (la Vie de Marianne).
« Il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu'il a réussi » (les Fausses Confidences).
1. Marivaux ou le théâtre surpris par l'amour
1.1. Voué au droit, par nécessité
Marivaux naît le 4 février 1688. Son père, Nicolas Carlet, est fonctionnaire de l'intendance de la marine et de la guerre. Par sa mère, Marie Bullet, il est apparenté aux Bullet de Chamblain, architectes auxquels on doit le château de Champs et de beaux hôtels parisiens de style Régence. De 1699 à 1712, le jeune Marivaux vit à Riom, où son père devient directeur de l'hôtel des Monnaies et où lui-même est élève des Oratoriens. De 1710 à 1713, il est inscrit à l'école de droit de Paris, mais il ne met guère d'application à ces études juridiques. À cette date, il a déjà commencé à écrire.
Partisan des Modernes dans la querelle qui les oppose aux Anciens, il se lie notamment avec Fontenelle et fréquente le salon de Mme de Lambert. Il s'exerce à la parodie et au pastiche avec des romans (Pharsamon ou les Folies romanesques, 1712 ; les Aventures de…ou les Effets surprenants de la sympathie, 1713-1714 ; la Voiture embourbée, 1714 ; le Télémaque travesti, publié en 1736) et un poème burlesque (l'Homère travesti ou l'Iliade en vers burlesques, 1716). Celui-ci contient une forte satire des maux de la guerre et de l'héroïsme militaire, qui se rattache à un courant de pensée propre à l'époque, et qu'on retrouvera notamment dans le Candide de Voltaire.
Dès 1717, Marivaux collabore au Nouveau Mercure pour lequel il rédige des articles. La même année, son mariage avec Colombe Bollogne, fille d'un riche avocat (elle lui donne une fille et meurt sans doute en 1723), lui apporte l'aisance financière ; il se consacre entièrement à la littérature.
Trois ans plus tard, ruiné par la banqueroute du banquier Law et ayant dû reprendre ses études de droit, il est reçu avocat au parlement de Paris.
1.2. Vivant de sa plume, par vocation
Les débuts de Marivaux comme auteur dramatique datent de 1720 : il donne alors l'Amour et la Vérité et Arlequin poli par l'amour à la Comédie-Italienne, ainsi que Annibal, une tragédie, à la Comédie-Française.
En 1721, il commence à publier un périodique dont il est l'unique rédacteur, le Spectateur français (1721-1724), tout en poursuivant son œuvre de dramaturge avec un succès régulier : la Surprise de l’amour (1722), la Double Inconstance (1723), le Prince travesti (1724), comédie de cape et d'épée avec parfois des accents tragiques, la Fausse Suivante (id.). Il fréquente les salons, surtout celui de Mme de Tencin.
En 1725, la Comédie-Italienne crée sa première pièce « sociale », l'Île des esclaves, qui sera suivie de l'Île de la raison (1727), de la Nouvelle Colonie (1729) et de la Dispute (1744).
Les pièces publiées ou représentées à partir de 1730 témoignent toutes (même à travers certains échecs) du génie et de la maturité de leur auteur : le Jeu de l’amour et du hasard (1730), les Serments indiscrets (1732), la Mère confidente (1735), le Legs (1736), les Fausses Confidences (1737), l'Épreuve (1740). Tiré d'une comédie de Fontenelle, le Legs (1736) est une pièce amusante, qui, dans la version abrégée due à Marivaux lui-même, a été très souvent jouée à la Comédie-Française. L'esprit de Marivaux y prend des tons d'humour anglais.
Les deux grands romans inachevés, la Vie de Marianne (1731-1741) et le Paysan parvenu (1735-1736), datent de cette décennie féconde. Marivaux est élu à l'Académie française en 1742 (après deux essais infructueux), les académiciens étant désireux d'évincer Voltaire. Il reçoit une pension du roi à partir de 1753. Sa fille, Colombe-Prospère, se fait religieuse.
Exerçant ses talents dans des genres, comédie et roman, considérés comme mineurs, Marivaux n'eut jamais de son temps une renommée à la mesure de son talent. La distance qu’il marque avec le milieu des philosophes l’expose à la critique, en particulier de la part de Voltaire. L’écrivain est prolifique : trop peut-être. On le soupçonne de céder à la facilité. Marivaux est le seul homme de lettres dont Jean-Jacques Rousseau, qui eut affaire à lui, ne dit jamais de mal.
Il eut des amis dévoués, comme Houdar de La Motte, Fontenelle, Mme de Lambert, Mme de Tencin, Mme de Verteillac, Mme du Boccage, Helvétius et D'Alembert, mais il survécut à la plupart d'entre eux, ce qui rendit sa vieillesse mélancolique. Très charitable lui-même, Marivaux fut alors aidé par une vieille amie, Mlle de Saint-Jean. Il mourut pauvre le 12 février 1763, à l'âge de 75 ans.
2. L'œuvre de Marivaux : un art de la fugue
Auteur de second plan de son vivant, Marivaux est redécouvert au début du xixe siècle. La légèreté, que naguère on lui reprochait, devient le signe de son originalité. Marivaux dès lors est considéré comme l'interprète inspiré d’une période, l'époque raffinée mais révolue des salons de l’Ancien Régime, tandis que ses pièces dessinent une étape essentielle dans l’invention du théâtre moderne.
2.1. La comédie de mœurs
À l’école des Italiens
Marivaux s’intéresse au théâtre mythologique et au théâtre héroïque (le Triomphe de Plutus, 1728 ; le Triomphe de l’amour, 1732), mais sa prédilection va à la comédie de mœurs. Ce genre connaît une mode au début du xviiie siècle lorsque la troupe du « Théâtre-Italien », éloignée pendant le règne de Louis XIV, revient à Paris sous la Régence.
Le théâtre de Marivaux est inséparable de la Comédie-Italienne. Sur 27 comédies, Marivaux en écrit 18 pour cette troupe, dont la fantaisie et le talent d’improvisation lui permettent de développer ses propres conceptions.
La surprise de l’amour
Le thème central du théâtre de Marivaux, c’est l’amour, qui meurt sans qu'on sache pourquoi, de même qu'il est né sans qu'on sache comment. Un amour intime et tendre, nié ou avoué, parfois trahi, souvent désordonné. « J'ai guetté dans le cœur humain toutes les niches différentes où peut se cacher l'amour lorsqu'il craint de se montrer, et chacune de mes comédies a pour objet de le faire sortir d'une de ses niches. » – suivant la formule que D’Alembert prête à l’écrivain (Éloge de Marivaux, 1785).
Le théâtre de Marivaux est un perpétuel commentaire de la Carte du Tendre. Mais l'écrivain s'intéresse plus aux petits sentiers qu'aux grands chemins. L'amour, à ses yeux, n'est pas ce qu'on appelle une « passion ». Il est toujours dominé par deux constantes, la décence et la mesure. Cette forme d'amour rend le langage des personnages instable, antinomique, équivoque ; il passe sans cesse de la sensibilité à l'ironie, de la sincérité à la feinte, du respect à la familiarité, de la discrétion à la hardiesse, le tout au gré de l'évolution des sentiments.
Devant ceux qui s’aiment, il n’y a plus la fatalité omniprésente chez Racine, ni la contrainte économique et patriarcale qui pèse chez Molière, tout paraît possible, au besoin à l’insu des personnages (les Fausses confidences) . Bien qu'incarnés, ils sont, en un sens, des catégories amoureuses. L'amour est leur vie même ; leur vie réelle s'ordonne par rapport à leur vie amoureuse, quand elle ne se confond pas avec elle.
Le marivaudage
Le terme nous est resté et désigne aujourd'hui encore l'espièglerie faussement superficielle des dialogues amoureux dont les pièces de Marivaux donnent le modèle.
Les amoureux de Marivaux craignent leurs propres obstacles et, pour mieux sentir leur amour, ne font qu'en édifier de nouveaux. Il faut seulement observer, pour ne pas forcer les choses, que cette épreuve reste un jeu, car nous sommes dans la comédie, non dans le drame. L’écrivain se propose de décrire la part d’instabilité et d’indécision qui existe en chacun. D’où ce raffinement du badinage, cette subtilité de la conversation galante, qui passe parfois pour de l’inconsistance, et dont le blâment certains de ses contemporains. Particulièrement sévère, Voltaire accuse Marivaux de « peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée » (d’après le Journal de Chênedollé, 1832). Pourtant originale et rigoureuse, l'écriture de Marivaux développe un art de la fugue et de la variation autour de quelques figures : la sincérité et l'illusion, l'argent et la cruauté, les intermittences du cœur ou les amours des maîtres et des valets.
2.2. Le roman de l’époque
Nulle contrainte académique ne pèse sur l'auteur de la Vie de Marianne, qui explore des voies différentes, du picaresque Pharsamon au réalisme des grandes œuvres, en passant par l'observation des caractères nourrie par sa pratique du journalisme. Marivaux donne ainsi à la littérature morale le rythme et la légèreté d'une feuille périodique qui témoigne du regard d'un sujet singulier sur les mœurs et sur les sentiments.
L'ascension sociale
Dans le roman, Marivaux prend la suite de la tradition précieuse qui s'est illustrée au xviie siècle, et qui fait le succès d’ouvrages savants découpés en nombreux épisodes ; c”est le cas de son Pharsamon ou les folies amoureuses (1712). La Vie de Marianne, histoire d’une orpheline abandonnée dans le Paris de 1730, comprend encore de nombreuses péripéties, des digressions philosophiques et des réflexions morales développées en annexe. Le livre, que l’auteur a enrichi à plusieurs reprises, est d’un abord touffus. Mais il respecte aussi une action principale : les progrès d’une héroïne qui parvient à surmonter les obstacles semés sur sa route.
Cette articulation se retrouve dans le Paysan parvenu, autre roman d’apprentissage et qui présente la même caractéristique que Marianne d’être écrit à la première personne. Il s’agit cette fois d’un jeune homme, fils de cultivateurs pauvres et qui s’élève grâce à son esprit et à son mérite personnel.
L’accent réaliste
Les personnages principaux des deux grands romans de Marivaux sont décrits à travers leurs qualités morales, mais surtout à travers leur capacité à s’adapter aux milieux et aux situations qu’ils rencontrent. Sans négliger la question de la noblesse des sentiments, l’auteur utilise comme révélateur de Marianne ou de Jacob de La Vallée – le « paysan parvenu » – un tableau complet et détaillé de la société. Ainsi parvient-il à concilier la haute peinture des caractères avec celle, plus prosaïque, des incidents de la vie.
2.3. Une reconnaissance tardive
Ainsi, faisant jouer à ses personnages la comédie du sentiment, le dramaturge connaît un succès considérable de son vivant. Bientôt, pourtant, la génération des Encyclopédistes contestera l'œuvre de Marivaux. Il faut attendre le siècle qui suit la Révolution française pour que soit révélée la portée profonde de ce qu’on appelle le « marivaudage ». Derrière la palette infinie des nuances de sentiments, derrière la complexité d’un langage tour à tour populaire et aristocratique, c’est un univers d’incertitude qui se dégage. Alfred de Musset puis Jean Giraudoux en prolongent l’écho aux xixe et xxe siècles. Avec la Répétition ou l’Amour puni (1950), inspirée de la pièce de Marivaux la Double Inconstance , Jean Anouilh quant à lui revient sur l’illusion et sur le mensonge que révèle ce théâtre.
On voit aujourd'hui dans Beaumarchais un continuateur de Marivaux dans l'Ancien Régime finissant, et dans Figaro un Arlequin plus insolent qui remet en cause l'ordre établi. Ce n'est qu'au xxe siècle que Marivaux acquiert le statut de grand classique français, le plus joué après Molière.