Édouard Manet
Peintre et graveur français (Paris 1832-Paris 1883).
Quoique souvent inspiré par les maîtres classiques, Édouard Manet est un peintre qui, contre son gré, révolutionne son art et devient le chef de file des impressionnistes. Ses audaces picturales ouvrent la voie à la peinture moderne.
1. L’artiste
1.1. Les débuts d'un peintre
Édouard Manet naît dans un milieu de grands bourgeois parisiens. Après une scolarité moyenne, il tente de faire carrière dans la marine, mais échoue par deux fois au concours de l’École navale. Son père l'autorise alors à suivre une voie artistique (passion qu’il a depuis l’enfance), mais à la condition d’acquérir un bagage technique sérieux.
Ainsi, en 1850, il intègre l’atelier de Thomas Couture, peintre académiste ; il y reste six ans. Au cours de cette période, il visite les musées italiens et voyage également en Allemagne, en Autriche, en Hollande. À Paris, il s’enthousiasme pour Eugène Delacroix, qu’il rencontre, et copie les maîtres exposés au Louvre.
1.2. Les salons artistiques
Tout au long de sa carrière, le travail artistique de Manet est la proie des critiques. Les scandales se succèdent et donnent lieu à une méprise sur ce qu'est l'artiste et ce que l’on fait de lui : un provocateur. Car il n’y a nul goût de ce genre chez un homme qui reste fidèle à son milieu et recherche une reconnaissance officielle.
Manet souhaitera toute sa vie convaincre au Salon, seule manifestation où s'imposer alors et où il postule dès 1859. Une seule de ses toiles y est bien accueillie en 1861 (le Chanteur espagnol, 1860). Mais ses oeuvres n’y sont généralement pas acceptées, ou très critiquées. En 1863, il rejoint le salon des Refusés, manifestation dont il devient malgré lui la vedette. Puis il part en 1865 à Madrid se ressourcer auprès de la peinture des maîtres espagnols.
1.3. Une reconnaissance tardive
En 1866, il rejoint un groupe d’artistes indépendants : Edgar Degas, Claude Monet, Frédéric Bazille, Camille Pissarro, Paul Cézanne se retrouvent au café Guerbois, près de l’atelier de Manet aux Batignolles. Ce dernier apparaît rapidement comme leur chef de file. En 1867, exclu de l’Exposition universelle, il expose 50 toiles dans un pavillon personnel, comme Gustave Courbet l’avait fait en 1855.
Manet doit attendre le Salon de 1881 pour recevoir enfin la médaille tant convoitée. Il est à cette époque immobilisé, malade, dans sa maison de Rueil. Il meurt le 30 avril 1883 des suites d’une opération d’amputation de la jambe. Son art est alors reconnu, mais encore partiellement incompris. Lors de la cérémonie d’enterrement, Degas aurait dit de son ami : « Il était plus grand que nous ne pensions. »
1.4. L’amitié des gens de lettres
Manet a été toute sa vie très proche du milieu littéraire, des écrivains et des poètes. Charles Baudelaire le rencontre à la fin des années 1850 chez une relation commune. Une grande connivence se noue immédiatement entre les deux hommes, et l'optique baudelairienne marque la production du peintre jusqu’en 1860. En 1866, Émile Zola soutient l’artiste après un nouvel échec au Salon et publie quelques années plus tard une monographie sur son art. Manet fréquente tardivement le cercle poétique de Stéphane Mallarmé avec qui il se lie d’une grande amitié. Il exécute diverses illustrations de ses publications. Mallarmé, après Baudelaire et Zola (1868), pose en 1876 pour le peintre, qui réalise de lui un admirable portrait.
2. L’œuvre
2.1. Les scandales
La première toile véritablement personnelle de Manet, le Buveur d'absinthe (1858), inspirée par Baudelaire, n’est pas acceptée au Salon de 1859 : ce portrait d’un buveur est jugé très peu académique. Exposé au Salon des Refusés en 1863, son Déjeuner sur l'herbe (1863), inspiré de Giorgione, est d'un style qui dérange (notamment par des contrastes très francs, par le traitement des personnages comme superposés sur un fond esquissé). Mais le sujet choque surtout avec la présence d'une femme nue parmi des hommes revêtus de vêtements contemporains : le nu n’est alors admis que voilé de quelque prétexte mythologique.
On attribue à la jeunesse du peintre son trait d'audace, espérant qu'il s’assagisse. Aussi le scandale est-il bien plus grand encore quand Manet récidive et présente au Salon officiel, deux ans plus tard, son Olympia (1863), un portrait sans fard d’une courtisane parisienne, une toile que la critique juge indécente par le sujet et grossière dans le traitement.
2.2. Un témoin « sincère » de son temps
Dans le catalogue de son exposition personnelle de 1867, Manet s'explique : « L'artiste ne dit pas aujourd'hui : venez voir des œuvres sans défauts, mais venez voir des œuvres sincères. » Il touche là le véritable problème posé par son art, rejeté parce que visant moins une beauté conventionnelle qu’une juste et vraie image de la vie.
De fait, Manet apparaît comme un parfait témoin de son temps. Il peint ses amis, sa ville, son milieu social (la Musique aux Tuileries, 1862). Il se veut le témoin des événements contemporains (l'Exécution de Maximilien, 1867). Comme Henri de Toulouse-Lautrec, il laissera d'admirables pages sur la vie parisienne (la Serveuse de bocks, 1879 ; ou Un bar aux Folies Bergère, 1882).
2.3. Un compagnon de route des impressionnistes
Manet cherche à rendre ce qu’il voit, parfois une simple indication sommaire. Cette manière de peindre met en avant la spontanéité comme valeur première. Ainsi, ses portraits recherchent moins la fidélité que l’impression psychologique. Comme Degas, il se pose des questions sur l'expression effective du mouvement (Courses de Longchamp, 1867). Ces œuvres témoignent d'une liberté propre à enthousiasmer les impressionnistes et à justifier sa présence à leurs côtés (encore qu'il ne participe pas à leurs expositions).
Peu après 1870, sous leur influence, sa manière de peindre devient plus claire. Il travaille avec ses jeunes amis sur les bords de la Seine, dans ce climat de canotage, de danse, de réunions aimables immortalisé par les romans de Guy de Maupassant. Sa touche, en s’éclaircissant, met mieux en valeur ce qu’elle avait déjà de vif, de ferme, de moderne en somme (Monet sur son bateau-atelier, 1874). Avec vigueur, il transcrit les effets de plein air en touches fiévreuses qui balaient la toile (Argenteuil, 1874).
3. Carrefour artistique
3.1. Les maîtres
Si Manet n’accepte pas les « recettes » des peintres des ateliers, il ne rejette pas la leçon des maîtres du passé. Son choix se porte sur Titien, Véronèse, Giorgioneou Frans Hals, dont il aime la touche large, sensuelle et nerveuse. Et surtout, les Espagnols – Vélasquez, le Greco, Goya – sont sa source d’inspiration constante : en 1865, après l’échec d’Olympia, c’est à Madrid qu’il vient chercher un nouvel élan créatif.
3.2. Chef de file malgré lui
Les futurs impressionnistes, qui sont avant tout les jeunes artistes de l'époque ayant en commun le souci d'échapper à l'académisme, le désignent comme tête de file de leur révolte, en dépit de ses protestations. Pourtant, Manet peint relativement « sombre », suivant en cela les préceptes académiques auxquels il revient parfois comme pour prouver son savoir-faire. Pissarro, Alfred Sisley, Cézanne, tous ceux qui se rangeront sous la bannière de l’impressionnisme peignent alors d’une manière nettement plus novatrice, révolutionnaire pour l’époque, privilégiant la construction par la couleur au dessin préliminaire. Ce souci du « métier » n’empêche pas de considérer Manet aujourd’hui comme le précurseur d’un mouvement qu’il a malgré lui préparé et dont le grand représentant sera un presque homonyme, Monet.
3.3. Vers l’art moderne
L’art de Manet, plus encore que celui de Courbet, établit avec la tradition classique une rupture ouvrant la voie à l’impressionnisme, et à sa suite toutes les écoles qui représenteront l’art moderne. Comme Baudelaire, il va jouer un rôle d’intermédiaire entre deux époques. Dans la spontanéité précoce de sa manière de rendre un spectacle directement observé – et que la critique de l’époque confond avec un barbouillage grossier qui « écorche les yeux comme la musique de foire fait saigner les oreilles » –, dans l’oubli du « sujet académique » au profit d’une affirmation de l’œuvre pour elle-même, il offre un berceau à l’art moderne.