Tiziano Vecellio, dit en français Titien
Peintre italien (Pieve di Cadore 1488 ou 1489-Venise 1576).
1. Un peintre de dimension internationale
1.1. La société vénitienne
Titien appartient incontestablement à l'école vénitienne, dont il a été l'un des chefs de file au xvie s. Cependant, à la différence d'un Tintoret, voire d'un Véronèse, son activité ne s'est pas exercée entièrement dans le cadre de Venise ou de la Vénétie, et une visite de Venise ne permet pas d'en avoir une vue d'ensemble ; elle a débordé largement ce cadre, prenant des dimensions italiennes et même européennes. La société de Venise – gouvernement, familles patriciennes, églises, scuole – occupe une grande part dans l'œuvre de Titien.
1.2. La faveur des cours européennes
Toutefois, le renom du peintre, longtemps entretenu par la plume de l'Arétin, dont il fut l'ami, lui valut la faveur des cours : cours princières de l'Italie (Ferrare, Mantoue, Urbino) ; cours pontificale et de la famille Farnèse, à Rome et à Parme ; cour des Habsbourg surtout, à partir de 1530 environ, grâce à la protection de Charles Quint puis de Philippe II d'Espagne. Peintre de cour, et de stature internationale, Titien a fait des voyages lointains, notamment à Rome en 1545, à Augsburg en 1548 et en 1550. L'étendue de sa clientèle est pour beaucoup dans le fait que son œuvre se partage très largement entre les grands musées du monde, le Prado de Madrid et le Kunsthistorisches Museum de Vienne venant en premier lieu. Venise et les villes placées autrefois dans la sphère vénitienne ont gardé surtout les grandes peintures religieuses.
La carrière de Titien présente un autre trait dominant : sa longueur. Avec la capacité de renouvellement qui fut toujours celle du maître, on comprend que l'œuvre accuse une évolution très sensible.
2. À la recherche d'un style
2.1. L'influence de deux maîtres
Venu très jeune à Venise, Titien entra dans l'atelier de Giovanni Bellini ; puis il devint le disciple de Giorgione, avec qui il se mesurait dès 1508 dans la décoration à fresque, aujourd'hui à peu près disparue, du Fondaco dei Tedeschi. L'influence de ces deux maîtres, du second surtout, a évidemment marqué la formation de Titien.
Dès le début, cependant, celui-ci prit ses distances avec le giorgionisme, grâce à un tempérament robuste et plus enclin au ton héroïque qu'au lyrisme intime. C'est ce qu'atteste son premier grand ouvrage, de 1511, les fresques de la scuola del Santo de Padoue, qui illustrent trois miracles de saint Antoine et où les oppositions de tons accusent le relief des formes. Vers la même époque, avec le Saint Marc trônant entre quatre saints (église Santa Maria della Salute à Venise), Titien reprend avec plus d'assurance le schéma de la Pala de Castelfranco de Giorgione.
2.2. La beauté féminine
D'autres compositions, comme le Concert champêtre longtemps attribué à ce maître (Louvre, Paris) ou le Noli me tangere (National Gallery, Londres), placent les figures au sein d'une nature poétique, dans l'esprit du giorgionisme, mais sans laisser une aussi grande part à l'imprécision du rêve. Des figures à mi-corps (vers 1515), Salomé (galerie Doria, Rome), Flore (Offices, Florence), chantent déjà voluptueusement la beauté féminine. Elles nous conduisent à un chef-d'œuvre, l'Amour sacré et l'Amour profane (galerie Borghèse, Rome), tableau dont le sujet reste mystérieux ; une lumière cristalline y baigne les figures, qui, appuyées à un sarcophage sculpté, se détachent harmonieusement sur le fond de paysage.
3. L'affirmation du génie
3.1. La grande peinture religieuse
Commandée en 1516, inaugurée en 1518, l'Assomption du maître-autel de Santa Maria dei Frari, à Venise, est le premier grand tableau religieux de Titien, qui y trouva sa consécration officielle. Une impérieuse unité d'action, qui s'inspire peut-être de Raphaël et annonce le baroque, lie les différentes parties et marque la rupture avec les types traditionnels de composition ; la sonorité puissante du coloris exalte la vivacité de la lumière et impose au regard la densité des formes.
Ce souffle unitaire anime d'autres grands tableaux d'églises : la Madone apparaissant à deux saints et à un donateur (1520, Pinacoteca civica Podesti, Ancône), l'Annonciation de la cathédrale de Trévise, avec sa perspective architecturale éloignant vers l'arrière-plan la figure de l'archange.
3.2. L'exaltation par la couleur
Dans le Polyptyque Ave roldi (Santi Nazzaro e Celsio, Brescia), peint à Brescia entre 1520 et 1522, la division, probablement voulue par le donateur, en cinq panneaux, dont le principal représente la Résurrection, est archaïque, mais la vivacité de la touche et des effets lumineux témoigne d'un esprit moderne.
Titien revint à la fresque en 1523 avec la figure de Saint Christophe, puissante et mouvementée, qui subsiste au palais ducal de Venise. Dans la Mise au tombeau (1525, Louvre), l'agencement des masses colorées se prête à l'expression de la douleur. Commandée en 1519, inaugurée en 1526, la Madone de la famille Pesaro fait écho, dans l'église dei Frari, au coup d'éclat de l'Assomption, tout en innovant par l'incorporation habile de portraits et par un dynamisme que traduit l'architecture en perspective. Un souffle encore plus convaincant animait le Martyre de saint Pierre Dominicain, des Santi Giovanni e Paolo de Venise (1528-1530), détruit en 1867 par un incendie.
Dans la même période, celle de l'exaltation de la forme par la couleur, Titien commençait sa carrière de cour en peignant pour le cabinet d'Alfonso Ier d'Este à Ferrare (1518 à 1523) des compositions mythologiques où l'humanisme est vivifié par une sève vigoureuse : l'Offrande à Vénus et la Bacchanale (Prado), Bacchus et Ariane (National Gallery, Londres).
4. La consécration internationale
À partir de 1530 environ, la renommée italienne et européenne de Titien élargit le champ de son activité. La libération de la touche, l'atténuation des contours, la recherche d'accords plus subtils et l'étude des reflets marquent alors l'évolution de sa manière.
De brillants portraits accompagnent des tableaux de format modeste comme la Vierge au lapin (Louvre). La cour ducale d'Urbino commanda la Vénus d'Urbino (1538, Offices), dont la composition raffinée enveloppe un nu au modelé magnifique. Dans Alfonso de Ávalos haranguant ses troupes (Prado), une noblesse de bas-relief antique s'allie à la force du coloris.
Les grandes commandes vénitiennes ne cessaient pas pour autant. Si l'on ne connaît que par la gravure et des copies la vive animation de la Bataille de Cadore du palais ducal, brûlée en 1577, on voit encore à son emplacement d'origine – la scuola della Carità, devenue l'Accademia – la Présentation de la Vierge peinte entre 1534 et 1538, vaste composition en frise, de caractère plus narratif et plus analytique, où apparaissent des accents de réalisme familier.
5. L'intermède maniériste
Ouvert à toute expérience, Titien ne pouvait totalement ignorer ce mouvement du maniérisme qui triomphait en Italie et dans une partie de l'Europe, mais auquel Venise opposait une ferme résistance. Un court épisode de sa carrière, entre 1541 et 1545 environ, le montre tenté par une version mâle du maniérisme, dérivée de Michel-Ange et importée en Vénétie par le Pordenone.
La Vision de saint Jean l'Évangéliste, morceau central du plafond de la scuola di San Giovanni (National Gallery de Washington), et les trois scènes bibliques provenant du plafond de Santo Spirito a Isola (sacristie Santa Maria della Salute) témoignent de l'orientation nouvelle avec leur perspective oblique, leurs raccourcis, le jeu tendu des musculatures et la subordination de la couleur au dessin, évidente aussi dans des compositions non plafonnantes comme le Couronnement d'épines provenant de Santa Maria delle Grazie de Milan (Louvre).
6. Le retour à la couleur
Le tempérament vénitien eut cependant vite fait de reprendre l'avantage, si bien que la période allant de 1545 à 1560 environ semble continuer celle d'avant la « crise » maniériste. On y compte peu de grandes commandes religieuses (le Martyre de saint Laurent de l'église des Jésuites de Venise, 1559, nouveau par ses effets de clair-obscur).
Titien fut alors surtout le peintre des cours italiennes et européennes, confirmant sa maîtrise dans le portrait, le petit tableau religieux, le sujet mythologique où l'interprétation humaniste de la culture païenne se pare d'un coloris raffiné. Pour les Farnèse fut peinte en 1545 la Danaé (galerie nationale de Capodimonte, Naples), où la gamme, plus sourde, gagne en délicatesse ce qu'elle perd en éclat. Charles Quint et Philippe II multiplièrent les commandes : Vénus et l'Amour avec un organiste (Prado), thème repris deux fois avec des variantes (Prado et musée de Berlin) ; la Vierge de douleur (Prado) ; en 1553 Vénus et Adonis (Prado) ; en 1556-1559, Diane et Actéon, Diane et Callisto (National Gallery d'Édimbourg).
7. La période finale
En 1560, Titien avait encore seize ans à vivre ; cela lui permit de confirmer sa faculté de renouvellement. La manière de sa vieillesse tend à l'effacement des contours. La forme se dilue dans une pâte lentement travaillée, et surtout avec les doigts ; les tons rompus et changeants, plus sombres mais traversés d'éclairs, sont d'une gamme à dominante chaude. C'est ce que fait apparaître vers 1560 une Diane et Actéon (National Gallery, Londres), scène au climat mystérieux et romanesque, peinte pour Philippe II comme l'Enlèvement d'Europe (1562, Gardner Museum, Boston).
Vers 1565, cette orientation se confirme avec un grand ouvrage vénitien, l'Annonciation de San Salvatore. À partir de 1570, l'éparpillement de la touche et l'ambiance crépusculaire achèveront de dissoudre la forme ; ce que montrent la Nymphe avec un berger (Kunsthistorisches Museum, Vienne), Tarquin et Lucrèce (Fitzwilliam Museum, Cambridge), enfin la tragique Pietà de l'Accademia de Venise, que Titien destinait à sa sépulture.
8.Titien portraitiste
8.1. Une expressivité saisissante
D'un bout à l'autre de sa carrière, Titien a peint d'admirables portraits. Déjà, vers 1510, ceux d'un homme au pourpoint bleu sur fond bleu et d'une femme derrière un bas-relief (National Gallery, Londres) frappent autant par l'efficacité de la mise en page que par la maîtrise des accords de tons ; et dans le Concert du palais Pitti à Florence, attribué à Titien avec vraisemblance, la tête du musicien est d'une expressivité saisissante.
De plus en plus, Titien s'attachera à donner le sentiment de la vie par le choix de l'attitude, l'intensité du regard, la palpitation des chairs, et aussi par le soin apporté à l'étude des mains. Il est certes des portraits où l'économie des moyens renforce l'impression de présence du modèle : Vincenzo Mosti (palais Pitti, Florence) et l'Homme au gant (Louvre), de 1525 environ, avec leurs belles modulations de gris pour le premier, de noirs pour le second ; le Jeune Anglais (palais Pitti), de 1535 environ ; les autoportraits de la dernière période (Prado et Stiftung Staatlicher Museen, Berlin). Cependant, Titien, plus souvent, a voulu dépasser les limites du genre, faire du portrait un tableau.
8.2. L'importance des accessoires
En coloriste vénitien, il a tiré parti des somptueux costumes du temps : costumes des patriciens et des dignitaires de la République, comme en témoigne le doge Andrea Gritti (National Gallery de Washington) ; costumes de cour, surtout, car Titien fut le plus grand portraitiste de cour de son siècle, habile à faire concourir la mise en scène et les accessoires à la définition du modèle – comme le montre aussi la statuette tenue par l'antiquaire Jacopo Strada (Kunsthistorisches Museum, Vienne).
Frédéric II de Gonzague avec son chien (Prado), le cardinal Ippolito de Medici en habit hongrois (palais Pitti) précèdent les portraits peints entre 1536 et 1538 pour la cour d'Urbino : la Bella (palais Pitti) au corsage bleu, proche de la Jeune Femme à la fourrure (Vienne) ; Francesco Maria Della Rovere, à l'armure riche en reflets, et son épouse Eleonora Gonzaga (Offices). Rassemblés dans la Galerie nationale de Capodimonte, les portraits des Farnèse comprennent notamment celui de Paul III avec Alessandro et Ottavio Farnèse (1545).
Peint en 1538 d'après une médaille de Cellini, le portrait de François Ier (Louvre) ne fait pas oublier que Titien s'est surpassé dans ceux des Habsbourg conservés au Prado : Charles Quint debout avec un chien (1532), à cheval à la bataille de Mühlberg (1548), assis et méditatif ; Philippe II en pied, peint en 1551 à Augsbourg.
9. L'art de Titien et son rayonnement
9.1. Plénitude de la forme
Dans la variété des manières successives, on discerne la continuité d'un métier peu spontané, réfléchi, fruit d'un long travail dont d'admirables dessins à la plume font connaître le point de départ. Contenu au début dans des formes arrêtées, puis de plus en plus libre, le maniement du pinceau joue un rôle qui n'avait pas encore eu autant d'importance dans l'histoire de la peinture. C'est lui qui fond, module ou oppose les couleurs dont l'accord, fait de l'équilibre des tons froids et des tons chauds (sauf dans la dernière période, où ceux-ci prédominent), donne à la forme sa plénitude.
9.2. Vers le baroque
Il ne faut cependant pas ramener la peinture de Titien à quelque chose d'uniquement sensoriel, malgré le regard voluptueux qu'il pose sur les êtres et sur les choses. Sa vision s'ordonne en compositions amples et dynamiques qui tranchent avec le cloisonnement traditionnel, évitent la complication maniériste et ouvrent la voie au baroque. Titien a su enfin plier son métier aux exigences du sujet et faire passer en celui-ci la flamme de l'esprit, qu'il s'agisse de portraits, de thèmes religieux ou de mythologie.
À Venise, de son temps, Titien a eu quelque influence sur des peintres secondaires, Palma il Vecchio, Paris Bordone, Bonifacio De Pitati (1487-1553), et aussi sur le Tintoret et sur le Véronèse. Plus remarquable est cependant le rayonnement posthume de celui qui sera longtemps défini comme le porte-drapeau de la couleur face au dessin classique. Assimilé par l'académisme de Bologne, l'héritage de Titien a joué un rôle capital dans la formation de Vélasquez. Il apparaît essentiel aussi chez des maîtres de la couleur qui sont en même temps de grands portraitistes : Rubens, Van Dyck, Watteau, Reynolds, Renoir.