René Descartes
Philosophe, mathématicien et physicien français (La Haye, aujourd'hui Descartes, Indre-et-Loire, 1596-Stockholm 1650).
Premier philosophe moderne, dans la mesure où il met un terme à la longue suprématie de l’aristotélisme (interprétation médiévale de l’enseignement d’Aristote), René Descartes a le projet de fonder une science universelle. En prenant pour point de départ le sujet connaissant, il propose une méthode inédite fondée sur le doute radical, qui vise la certitude, autrement dit l’absence de doute.
Il fera ainsi reposer tout son système sur les deux seules vérités absolument certaines découlant immédiatement de ce doute : la certitude de sa propre existence (ou conscience) – « je pense, donc je suis » – et l’idée de Dieu. Ces réflexions le mèneront ensuite à étudier la nature de l’union entre l’âme et le corps, ainsi que la nature des passions, c'est-à-dire l’ensemble du champ affectif humain, passerelle entre le corps et l’âme.
Descartes a par ailleurs donné son nom à des outils de réflexion mathématique qu’il a contribué à créer, tels les coordonnées cartésiennes. Comme Galilée, il innove en publiant ses ouvrages (soit d'emblée, soit par une traduction) dans une langue courante, le français, et non plus seulement en latin, jusque là langue commune des savants de par l’Europe.
La plupart des grands métaphysiciens ont reconnu leur dette envers Descartes, même si le cartésianisme, qui a regroupé plusieurs tendances, reste une notion floue. L’esprit cartésien passe encore pour être l’esprit français par excellence.
Formation
Descartes est né en Touraine en 1596 et reçoit une formation classique, qu’il complète par la connaissance des arts d’agrément et les talents militaires et juridiques (il obtient une licence en droit en 1616) nécessaires à un jeune noble de la noblesse de robe. Il se complaît dans l’étude des mathématiques.
Pérégrinations
Il voit comme une période d’aventures formatrices ses années d’engagement ( à partir de 1618) dans les armées de princes étrangers, mais aussi ses voyages jusqu’en Poméranie, par lesquels il glane et engrange des éléments de réflexion philosophique et d’analyse scientifique.
Méditations et dernier voyage
De 1629 à 1649, il réside en Hollande et vit en ermite malgré ses nombreux changements de résidence. Il publie le résultat de ses études et réflexions, tout en correspondant avec ses partisans et répondant à ses détracteurs. Il meurt à Stockolm, en 1650, après quelques mois intenses auprès de la reine Christine de Suède, férue de philosophie.
Principales œuvres
Le Discours de la méthode (1637), traduit en latin en 1644, sert de préface à trois traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Suivront les Méditations métaphysiques(1641), suivies des Objections et réponses, puis les Principes de la philosophie (1644), et enfin Les passions de l'âme (1649).
Paroles célèbres
Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont. (Discours de la méthode, première partie).
1. Une vie européenne
1.1. Une éducation solide
Fils d’un conseiller au parlement de Rennes, Descartes fait ses études chez les jésuites du collège de La Flèche, fondé par Henri IV et qui vient d’ouvrir. Si Descartes se félicitera toujours du talent et du dévouement de ses maîtres, notamment du P. Marin Mersenne, il jugera sévèrement le programme des études, sans unité et ne donnant aucune « assurance » dans les fins à poursuivre.
La morale, enseignée de façon littéraire, revient à prêcher la vertu sans aucune démonstration. L'enseignement de la philosophie est consciemment orienté vers la théologie, dont la philosophie est la servante. Seules les mathématiques trouvent grâce devant le jugement de Descartes ; mais leur enseignement est orienté vers les applications pratiques et sert à l'art militaire, essentiel pour un gentilhomme. Ainsi Descartes se plaint qu'on n'ait « rien bâti dessus de plus relevé ».
Au sortir du collège, il complète son éducation en apprenant la danse, l'équitation et l'escrime. La philosophie et les plaisirs du monde se disputent quelque temps la personnalité du jeune noble (noblesse de robe), destiné par son père au service du roi. À Paris, en même temps qu'il s'adonne aux jeux, surtout à ceux où l'intelligence a plus de part que le hasard, il fréquente le mathématicien Claude Mydorge (1585-1647) et son ancien maître l’abbé Marin Mersenne. Il se consacre ensuie à l’étude des mathématiques et obtient (1616) baccalauréat et licence en droit.
1.2. Le soldat philosophe
Descartes s’engage (1618) un temps dans l’armée du prince Maurice de Nassau, puis dans celle de Maximilien de Bavière, contre le roi de Bohême (nous sommes au début de la guerre de Trente Ans). Il rencontre et entame une correspondance avec Isaac Beeckman, docteur en médecine, professeur à l’Université de Caen, avec qui il s’entretient à propos de divers problèmes mathématiques.
Parcourant l’Europe à la recherche de stimulants contacts intellectuels lors de riches échanges verbaux ou épistolaires avec de nombreux savants, il a, un soir d’hiver 1619 dans un village allemand, la révélation d’une « science admirable » dont il conçoit les fondements. Après cette fameuse nuit, il visite encore le monde en allant de Souabe en Autriche, en Bohême, en Hongrie, en Poméranie. En remontant l'Elbe, il oblige, par sa grande résolution et sa promptitude à tirer l'épée, des mariniers qui voulaient l'assassiner à le conduire à bon port.
Ayant renoncé au métier des armes, Descartes passe l'hiver de 1621 en Hollande, puis revient en France en 1622 pour prendre possession des terres poitevines, héritage de sa mère. Il fait en 1623 un voyage de plusieurs mois en Italie, pour revenir en France et demeurer à Paris jusqu'en 1629. De son séjour parisien datent les Règles pour la direction de l'esprit, traité inachevé qui ne sera publié qu'en 1701. En 1628, il est au siège de La Rochelle dans les troupes françaises.
1.3. La spéculation philosophique et ses risques
À la recherche d'un « pays médiocrement froid où il ne serait pas connu », autrement dit d'un climat convenant à sa santé, qu’il pense fragile, et d'une solitude propice à la méditation philosophique, Descartes se retire en Hollande ; il y restera presque vingt ans, préservant jalousement sa solitude, changeant souvent de résidence et menant le train d'un gentilhomme. Au nombre de ses amis sera le diplomate et poète Constantijn Huygens (1596-1687), père de Christiaan Huygens.
Il s'occupe, d'abord, beaucoup de physique et travaille à composer ses Méditations métaphysiques. En 1631, il fait une incursion en Angleterre. En 1633, Reneri, le premier professeur de philosophie cartésienne, obtient une chaire à Deventer. À la suite de la nomination de Reneri, l'université d'Utrecht devient un foyer de la pensée cartésienne. Descartes vient habiter près de lui et compose le Monde ou le Traité de la lumière. Tout est achevé l'été 1633, lorsque, au moment de l'impression, Descartes apprend la condamnation de Galilée par les inquisiteurs du Saint-Office pour avoir soutenu le mouvement de la Terre. Ayant introduit cette thèse dans sa physique, il renonce à sa publication.
Afin de donner un échantillon de sa doctrine, de connaître les réactions des autorités, Descartes publie en 1637 trois petits traités, la Dioptrique, les Météores et la Géométrie, précédés du Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité à travers les sciences.
En 1640, il est très affecté par la mort de sa fille Francine, qu'il a eue d'une femme nommée Hélène, une servante probablement. La mort de cette enfant de cinq ans lui cause une profonde douleur.
C'est en 1641 qu'il publie les Méditations sur la philosophie première, en projet depuis dix ans, qui exposent le système complet de la métaphysique cartésienne, qui déclenchent la polémique. Son espoir de rallier autour de sa doctrine tout le monde savant et d'imposer sa physique comme matière universelle d'enseignement des écoles s'en trouve contrarié.
En 1644, Descartes publie les Principes de la philosophie, dédiés à Élisabeth de Bohême, fille de l'Électeur palatin Frédéric V. La correspondance qu'ils échangèrent reste essentielle pour la compréhension de la morale cartésienne. Les observations d'Élisabeth sur le problème de l'union de l'âme et du corps décideront finalement Descartes à écrire son traité Les passions de l'âme (1649).
En septembre 1649, il se résout à quitter la Hollande pour Stockholm, à l’invitation de la reine Christine de Suède. C'est là qu'affaibli par le rythme soutenu et matinal des entretiens avec la souveraine comme par les frimas, il succombe à une pneumonie, le 11 février 1650.
2. Le projet de Descartes d'une science universelle
2.1. La « science universelle » et la méthode cartésienne
Mettre de l’unité dans les sciences, tel est le souci de Descartes. Sa volonté première est de substituer à la science incertaine du Moyen Âge une science qui aurait le même degré de certitude que celui des mathématiques. Cette extension de la certitude des mathématiques à l’ensemble de tous les savoirs prendra le nom, dans les Règles pour la direction de l’esprit, de Mathesis Universalis, la mathématique universelle.
L’unité de l’esprit connaissant
C’est dans l’unité de l’esprit connaissant que cette science universelle va trouver sa première condition. Dans la première des Règles pour la direction de l’esprit, Descartes affirme que les différents savoirs dont peut se glorifier l’homme sont tous issus de la même sagesse. C’est toujours une pensée unifiée qui est à l’œuvre dans la science. Cette sagesse est capable, à elle seule, d’éclairer les objets de chacune des sciences particulières, tout comme le Soleil éclaire l’ensemble des objets visibles.
L’unité des lois
Pour que cette unité soit possible, le monde doit lui-même être fait d’une seule et même matière ; la sagesse humaine pourra ainsi s’y appliquer simplement. Autrement dit, l’astronomie, la physique et la biologie doivent obéir aux mêmes lois. Cependant, il faut constituer une méthode pour découvrir ces lois.
2.2. La méthode de Descartes
La méthode cartésienne est un ensemble de règles simples et certaines qui permettent :
– premièrement, d’éviter l’erreur, ce qui constitue l’aspect critique de la méthode ;
– deuxièmement, de découvrir la vérité dans toutes les matières, selon de bonnes règles de recherche scientifique (aspect heuristique de la méthode).
La retenue critique
Parce que les situations de la vie quotidienne réclament rapidité et efficacité, les hommes sont naturellement enclins à juger vite. L’esprit humain a tendance à reproduire cette rapidité de jugement dans des matières scientifiques qui exigent pourtant une certaine retenue.
L’aspect critique de la méthode consiste alors en un effort de la volonté pour suspendre notre assentiment à tout ce qui n’est ni clair, ni distinct.
Est claire l’idée qui est immédiatement présente à l’esprit, qui se manifeste à lui par le biais d’une intuition directe.
Est distincte l’idée dont le contenu nous apparaît de façon assez nette pour que nous puissions la séparer de toutes les autres.
Parallèlement, deux sources d’erreur inclinent l’esprit à prendre le faux pour le vrai :
– la prévention, c'est-à-dire, dans le langage de l’époque, l’ensemble des préjugés, pour Descartes accumulés depuis l’enfance ;
– la précipitation, autrement dit le défaut d’un jugement trop hâtif.
Tel est alors l’énoncé du premier précepte de la méthode : « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment être telle : c'est-à-dire (…) éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et (…) ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Les autres règles
La méthode est donc d’abord un outil critique grâce auquel le chercheur peut éviter l’erreur. Mais c’est aussi un ensemble de procédés permettant à la recherche d’aboutir à des découvertes :
– Règle de l’analyse : « Diviser chacune des difficultés que j’examinerais en autant de parcelles qu’il se pourrait, et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. », c’est-à-dire décomposer en autant de points que l’on peut résoudre.
– Règle de la synthèse : « Conduire par ordre mes pensées en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour remonter, peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composées (…). » La synthèse part des éléments découverts par l’analyse pour construire des connaissances complexes.
– Règle du dénombrement : « Faire partout des dénombrements si entiers, et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre », c’est-à-dire n’avoir rien laissé de côté dans le raisonnement.
Fondements de la théorie cartésienne de la connaissance
Derrière ces règles de la méthode se dissimulent les éléments d’une théorie de la connaissance sans lesquels celles-ci demeurent inintelligibles. De quels outils la connaissance dispose-t-elle pour l’application de ces règles de la méthode ?
– L’intuition est le fondement de la connaissance. Elle présente chaque terme et permet de les apercevoir.
– La déduction ou l'inférence (voire l'induction) est ce qui permet de passer d’un terme à l’autre en apercevant, avec l’aide de l’intuition, leur liaisons et leurs rapports.
– L’ordre, enfin, qui se sert des différents rapports et liaisons issues de la déduction pour remplacer le chaos de l’expérience par un complexe ordonné.
3. Découvertes et innovations scientifiques de Descartes
Grâce à cette méthode, Descartes a concouru à de nombreuses réformes et découvertes dans le domaine des sciences, de l’algèbre à l’astronomie, en passant par la physique. (Tous les domaines ne lui ont pas donné les mêmes satisfactions. Très au fait des recherches de ses contemporains, par exemple des avancées de Harvey sur la circulation sanguine, il a consacré beaucoup de temps à l'étude de la médecine.)
3.1. Algèbre et géométrie
Descartes donne d'abord une signification géométrique aux quatre opérations élémentaires de l'arithmétique (addition, soustraction, multiplication et division) et à l'extraction des racines carrées. Il établit ainsi que la géométrie euclidienne est fondée sur la structure du corps des nombres réels, contribuant de cette façon à créer, à peu près de toutes pièces, ce que l'on appellera vers 1800 la « géométrie analytique ».
Il emprunte au mathématicien de l'Antiquité Apollonios de Perga l'utilisation d'un repère de référence formé d'un point origine, d'un axe des abscisses issu de ce point et d'une direction fixe pour les ordonnées ; les coordonnées dites cartésiennes dérivent de ce procédé.
Descartes a par ailleurs réformé le système de notation algébrique. Aux signes complexes tirés du grec ou de l’hébreu, il substitue la notation des équations en lettres minuscules pour désigner les valeurs connues (a, b, c) et l’utilisation des trois dernières lettres de l’alphabet en minuscules pour les inconnues (x, y, z).
Enfin, avec une prescience remarquable, il distingue les nombres algébriques des nombres transcendants et entrevoit l'impossibilité de résoudre par radicaux la plupart des équations algébriques.
L'influence de l'œuvre mathématique de Descartes sera surtout sensible chez Leibniz et Newton.
3.2. Physique, sciences de la vie, astronomie
En optique géométrique, Descartes dégage – peu après l'astronome et mathématicien hollandais Snel Van Royen, et de façon indépendante – les lois de la réfraction (dites « lois de Snel-Descartes »).
En ce qui concerne le mouvement, Descartes opère un changement sans précédent en réduisant les catégories aristotéliciennes du changement au seul « mouvement selon le lieu ».
→ Aristote, paragraphe 2.1.
Tout corps vivant est conçu par Descartes comme un mécanisme hydraulique et pneumatique savamment agencé, articulé selon les deux grands principes que sont l’étendue et le mouvement.
Il découvre la notion moderne de travail, au sens physique du terme, soit la quantité d'énergie reçue par un système matériel se déplaçant sous l'effet d'une force. Il pose les principes d'un déterminisme mécaniste, s'appliquant aussi en médecine et en physiologie, où sa théorie de l'animal-machine assimile tous les corps vivants à des automates.
Descartes propose également une théorie tourbillonnaire de l'Univers, qui justifie l'héliocentrisme (la Terre tourne autour du Soleil, et non l'inverse), mais qui repose sur des considérations plus philosophiques que scientifiques. Il imagine les étoiles au centre de tourbillons entraînant les planètes, les comètes errant d'un tourbillon à l'autre.
4. La métaphysique de Descartes
La métaphysique cartésienne trouve son origine et son fondement en Dieu. Ce sont ses conceptions du divin qui orienteront et justifieront toutes les recherches scientifiques de Descartes.
4.1. Le Créateur, à l’origine des vérités scientifiques
Dès 1630, dans sa correspondance avec l'abbé Mersenne, on trouve une première thèse métaphysique, par laquelle Descartes s’insère dans les débats traditionnels.
Pour saint Thomas d’Aquin, c’est en se contemplant lui-même que Dieu contemple les vérités éternelles que sont les évidences logiques et les essences. Autrement dit, dans la tradition chrétienne ces vérités ne sont pas créées.
Il n’en va pas de même chez Descartes, pour qui Dieu est l’auteur « de l’essence comme de l’existence des créatures ». Pour lui, Dieu n’était pas contraint de faire que la somme des angles d’un triangle soit égale à deux droits. C’est au contraire parce qu’Il l’a voulu que cela est vrai.
Cette thèse a pour fonction de séparer radicalement le plan du Créateur de celui de la créature. En pensant un Être créateur soumis à la nécessité des vérités éternelles, la métaphysique de saint Thomas conférait à la connaissance un fondement nécessairement théologique. En abaissant les essences à l’état de choses créées, Descartes offre à la connaissance une accroche purement scientifique. La créature est alors en mesure de les comprendre sans nécessairement se référer à la divinité.
Grâce à ce principe métaphysique, le champ de la science est rendu indépendant du champ de la théologie. Dieu est y placé comme un être radicalement transcendant.
4.2. La théorie de la création continuée
À cette thèse s’adosse la théorie dite de la création continuée, que l’on trouve aussi bien dans le Discours de la méthode que dans les Méditations, et selon laquelle l’acte créateur ne doit pas être simplement reporté aux origines du monde. Le monde, l’Univers, est maintenu dans l’être par l’action divine qui le recrée à chaque instant.
Cette thèse permet à Descartes de donner une explication de la force motrice. C’est Dieu, par cet acte continuel, qui donne au monde et à chacun de ses éléments la force de se mouvoir. L’action divine est donc au principe même du mouvement. La physique aura simplement pour objet l’étude des lois qui dérivent de cette action.
Ces deux premiers principes (thèse sur la création des vérités éternelles et théorie de la création continuée) mettent en valeur la volonté cartésienne de séparer l’ordre des choses de l’ordre divin, l’ordre de la connaissance de l’ordre de la foi. Cependant, Dieu sera aussi invoqué par Descartes comme le fondement de notre connaissance.
4.3. Le doute et le « Cogito »
Conformément au premier précepte de la méthode – la retenue critique – , toute connaissance digne de ce nom doit se prémunir contre les jugements hâtifs et les opinions, pour être claire et distincte. Parce que la plupart de nos jugements sont conditionnés par l’habitude, et que nos connaissances ne sont que des opinions qui, bien souvent, se contredisent, il faut douter « de toutes les choses où l’on aperçoit le moindre soupçon d’incertitude. »
Pourquoi douter
On relève, dans la quatrième partie du Discours de la Méthode et dans la deuxième des Méditations métaphysiques, deux grandes raisons de douter.
– Nos sens ne sont pas fiables : il faut douter de la réalité des choses sensibles.
Divers objets nous sont donnés par le biais de la sensation. Mais rien, si ce n’est notre sensation elle-même, ne nous assure de leur existence. Or il arrive souvent que nos sens nous trompent, par exemple, lors d’hallucinations ou d’effets d’optique. Et si nos sens nous trompent parfois, rien ne peut nous assurer qu’ils ne nous trompent pas toujours. Ainsi, parce que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes pour vérifier nos sensations, celles-ci doivent être révoquées en doute.
De plus, lorsque nous rêvons, nous prenons pour réels des objets imaginaires. Dans l’impossibilité de distinguer formellement le rêve de l’état de veille, nous ne pouvons affirmer non plus avec certitude que notre esprit ne divague pas lorsqu’il pense être éveillé.
– Les affirmations sont incertaines : le doute s’applique aussi aux objets intelligibles. Par la certitude qu’elles éveillent en nous, les démonstrations mathématiques semblent nous assurer de leur vérité. Or, « il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières », écrit Descartes, dans le Discours de la Méthode. Dans les Méditations, il pousse le raisonnement encore plus loin. Il y a bien des vérités dont nous sommes certains ; mais comment pouvons-nous être assurés de ce qui nous semble certain ? Comment nous assurer que le Dieu qui nous a créés n’est pas trompeur ?
Comment douter, ou l’hypothèse du « malin génie »
Descartes, à la fin de la Méditation première, suppose l’existence d’un « certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant », qui cherche à l'abuser et à lui faire prendre pour réel ce qui n'est qu'illusion.
Si tout ce que je crois percevoir n'est qu'un songe, peut-être alors n'y a-t-il « rien au monde de certain ». Procédons par ordre, et tâchons de trouver « une chose qui soit certaine et indubitable. » Le doute cartésien paraît extrême (hyperbolique), prêt à aller jusqu'au bout de la logique ; il vise en fait à s'assurer d'une parcelle de certitude sur laquelle s'appuyer.
Je doute, donc je suis
Le doute a pour conséquence immédiate la première des vérités : celle du moi pensant. Si je fais l'hypothèse que rien n'existe, puis-je exister ? Mais si je suppose et si je doute, n'est-ce pas que je suis bel et bien là ? Ainsi la première évidence mise au jour est ce que l'on a résumé par le « cogito » : « cogito ergo sum » – « Je pense, donc je suis » .
Autrement dit, je sais que j’existe du fait même que je doute. Cette connaissance de mon existence est donc immédiate, non seulement parce qu’elle est le résultat du doute, mais aussi parce qu’elle jaillit de l’activité même de penser et de douter. L’évidence du « Je pense, donc je suis » renvoie à la vérité du principe selon lequel « pour penser, il faut être ». Aucun malin génie, pour puissant et rusé qu’il soit, ne saurait remettre cela en question. Si j'ai rejeté le douteux et le probable, je n'ai plus de raison de douter.
L’existence de l’âme
À la fin de la Méditation seconde, Descartes prend l'exemple du morceau de cire : une fois qu'il a fondu par l'action du feu, sa nature est incertaine, il semble avoir perdu toutes ses caractéristiques. Seul mon esprit me dit qu'il s'agit toujours de cire.
Toute perception, toute émotion, tout ce qui se déroule dans l’esprit est le fait de la pensée. En ce sens, Descartes accorde aux termes d'« entendement » ou de « pensée » le sens large de « conscience ». Le sujet de cette conscience est une âme qui existe réellement. Je suis une « chose pensante », affirme Descartes, c'est-à-dire « une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ».
4.4. Le Dieu des Méditations
Même si son existence est assurée, le moi pensant ignore encore s’il existe ou non des choses extérieures à lui. Et pourtant, toutes les idées qu’il se représente renvoient à autre chose qu’à sa pensée elle-même. La question est donc de savoir quelle est la cause de ces pensées.
Le problème de la réalité objective
Si les idées jaillissaient de notre propre fond, nous les produirions comme bon nous semble. Or, elles sont toutes dotées d’une certaine structure qui s’impose à nous. Ce n’est donc pas moi qui crée ces idées : elles semblent plutôt renvoyer à quelque extériorité. Mais quelle est cette extériorité, et comment puis-je m’assurer que cette structure qui s’impose à moi prouve son existence ?
La première preuve de l’existence de Dieu
Parmi toutes ces idées, il y a celle de Dieu. Elle me représente, dit Descartes dans la Méditation troisième, « une substance infinie, éternelle, immuable, indépendante, toute-connaissante, toute-puissante. » Or cette idée se trouve en moi, qui suis un être fini, mortel, dépendant, cherchant à connaître et tendant continuellement à étendre ma puissance. Mais parce qu’elle me représente quelque chose d’infiniment plus parfait que moi, je ne peux en être la cause.
Descartes en conclut que l’idée de Dieu ne peut être produite, en moi, que par Dieu lui-même. « Et par conséquent, écrit-il, il faut nécessairement conclure que Dieu existe ; car encore que l’idée de substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n’aurais pas néanmoins l’idée d’une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n’avait pas été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie ».
La seconde preuve de l’existence de Dieu
Dans la Méditation cinquième est exposé ce que Kant appellera, plus d’un siècle plus tard, la preuve ontologique de l’existence de Dieu. Tout comme, de la simple idée de triangle, je peux déduire que la somme de ses angles est égale à deux droits ; de la seule idée de Dieu, je peux déduire que Dieu existe.
En effet, dans l’idée que j’en ai, Dieu est un être souverainement parfait. Or, l’existence compte parmi les perfections ; et s’il lui manquait l’existence, il lui manquerait une perfection, ce qui est contraire à sa définition même. Donc, Dieu existe.
4.5. Dieu comme fondement de la science
Après avoir démontré l’existence de Dieu, Descartes en revient au monde et au problème qui le préoccupe, à savoir, celui de l’existence des corps.
La véracité divine
Nous savons maintenant qu’il y a un Dieu parfait, infini, tout-connaissant et tout-puissant. Il serait donc contraire à sa définition qu’un tel Dieu soit trompeur. Ce raisonnement permet alors à Descartes de dissoudre l’objet même du doute hyperbolique : l’hypothèse du malin génie (voir plus haut).
Dans la Méditation cinquième, Dieu est présenté comme le garant de l’évidence. C’est grâce à lui que, tant qu’elle juge selon des idées claires et distinctes, notre pensée est infaillible. Or, et c’est là l’objet de la Méditation sixième, une inclination naturelle nous conduit à croire que nos perceptions sont produites par des corps. Dans une certaine mesure, il ne faut donc pas en douter.
Mais il faut soigneusement distinguer cette inclination naturelle de l’ensemble des habitudes, contractées depuis l’enfance, qui nous poussent à penser que les corps sont en réalité semblables à ce que le sensible nous offre. La couleur, la chaleur, l’odeur, par exemple, n’appartiennent qu’à notre pensée. En eux-mêmes, les corps se réduisent à l’étendue.
Le problème de l’erreur
Mais si notre pensée est ainsi ordonnée à la vérité, comment se fait-il que nous nous trompions ? La réponse permettra à Descartes non seulement de dissoudre entièrement la seconde raison de douter (voir plus haut), mais aussi d’exempter Dieu de toute participation à l’erreur. C’est à nous qu’il appartient d’éviter l’erreur.
Données par Dieu, toutes nos facultés sont irréprochables. Si erreur il y a, c’est seulement dans le mauvais usage que nous en faisons. Toute erreur est erreur de jugement. Le jugement résulte du concours de deux facultés : l’entendement, qui perçoit les idées, et la volonté, qui donne ou refuse son assentiment. Contrairement à l’entendement divin, notre entendement est naturellement limité parce qu’il est fini. Notre volonté, au contraire, est infinie, parce qu’elle est absolument libre.
Étant infiniment plus étendue que l’entendement, la volonté est donc capable de déclencher le jugement avant même que celui-ci soit parfaitement éclairé. Conformément à l’objet premier de la méthode, il faut donc, pour éviter l’erreur, retenir le jugement dans les bornes strictement définies des idées claires.
5. L’âme et le corps
Au terme des Méditations, l’homme est composé d’une âme pensante, qui trouve sa certitude en Dieu et le fondement de sa connaissance en elle-même, et d’un corps, qui le met en relation avec les objets extérieurs. Comment Descartes va-t-il donc penser l’homme concret ?
Dès 1643, dans sa correspondance avec la princesse Élisabeth de Bohême, Descartes est amené à réfléchir sur la question de l’union entre l’âme et le corps. La princesse affirme ne pas comprendre la relation entre le corps et l’âme. En effet, l’âme étant immatérielle, il faut non seulement déterminer comment celle-ci parvient à ressentir des émotions provenant du corps, mais aussi, inversement, de quelle manière elle préside au moindre de ses mouvements.
5.1. La morale provisoire
L’homme complet reste donc en suspend, et il semble difficile, dans ce cadre de penser la morale. Car l’homme est un être de désirs et de passions, qui recherche le bonheur. Or, si l’union entre l’âme et le corps est laissée de côté, alors ces désirs et ces passions demeurent inexplicables. Autrement dit, pour qu’il y ait morale, il faut qu’il y ait union.
Avant de fixer le statut définitif de l’union, Descartes avait bien proposé, dans la troisième partie du Discours de la Méthode, une morale « par provision » résumée en quatre règles :
– « Obéir aux lois et aux coutumes » de son pays ;
– Suivre « les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l’excès » ;
– « Être le plus ferme et le plus résolu », en suivant jusqu’au bout un principe moral auquel « on s’est une fois déterminé » ;
– « Tâcher toujours plutôt » à se « vaincre que la fortune, et à changer » ses désirs plutôt que « l’ordre du monde. »
5.2. Les passions
C’est en 1646, avec la rédaction des Passions de l’âme, que Descartes esquisse une morale non plus provisoire mais définitive. Cet ouvrage, qui paraîtra en 1649, s’articule autour de deux grands principes : les passions sont des états de l’âme ; mais ces états sont causés par le corps. La peur, par exemple, provient bien du corps et se transmet à l’âme par le biais des nerfs. L’âme alors ressent en elle une inclination à fuir. C’est la volonté, qui se chargera, ensuite, de la décision de fuir ou de ne pas fuir.
Les passions incitent l’homme à prendre telles ou telles décisions, et notamment des décisions qui touchent à sa propre conservation. En ce sens, les passions sont bonnes ; elles ne sont pas à rejeter. Elles doivent seulement être maîtrisées.
La méthode de Descartes et les idées claires et distinctes ne sont donc pas les seuls éléments de la philosophie cartésienne. Sa doctrine des passions esquisse non seulement une morale visant à définir ce qui est bon ou mauvais, mais aussi une éthique qui a pour objectif d’éclaircir le rapport de l’homme concret à son propre champ affectif.
Beaucoup de cartésiens par la suite, notamment dans le domaine de la médecine et de la psychologie, tenteront d’achever le projet cartésien en étendant le champ d’application de cette doctrine des passions.