révolution russe de 1917
Mouvement révolutionnaire qui abattit le régime tsariste en février 1917 et qui aboutit, après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917, à l'instauration de la République socialiste soviétique fédérative de Russie (janvier 1918).
1. La Russie, la guerre et la révolution
1.1. La stratégie révolutionnaire
La révolution de 1905 a clairement posé la question du pouvoir, mais les masses populaires mobilisées pour l'établissement des libertés ont été abandonnées par la bourgeoisie et écrasées.
Les mencheviks
Pour les mencheviks – strictement marxistes –, la Russie doit faire l'expérience d'un 1789 pour accéder à l'État capitaliste moderne, condition nécessaire au développement d'un prolétariat nombreux, qui prendra par la suite en charge la préparation de la révolution socialiste. Ils défendent l'idée de deux étapes du processus révolutionnaire
Les bolcheviks
Les bolcheviks tirent de l'échec de 1905 des conclusions opposées : pour Lénine, la bourgeoisie s'est montrée incapable de mener à bien la révolution démocratique bourgeoise ; c'est au prolétariat russe, avec l'appui de la paysannerie, de réaliser à la fois les tâches de l'étape démocratique et la transition vers le socialisme. La révolution socialiste peut sortir directement de l'accomplissement des tâches politiques démocratiques bourgeoises par la « dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie ».
Trotski pense aussi que, « dans un pays économiquement arriéré, le prolétariat peut se trouver au pouvoir plus tôt que dans un pays capitaliste avancé », mais il diverge d'avec Lénine et des bolcheviks sur le rôle de la paysannerie (moins important à ses yeux) et dénonce le maintien de deux étapes dans le cours de la révolution (théorie de la « révolution permanente »).
Mais les bolcheviks, théoriquement prêts pour la révolution, n'ont pas encore réellement tiré de 1905 les conséquences les plus importantes, celles qui portent sur la forme du pouvoir populaire. Lénine ne prendra conscience de l'importance des soviets – forme concrète de l'insurrection dès 1905 – qu'au début de 1917.
1.2. Du quasi Moyen Âge au capitalisme russe
La position des mencheviks, les hésitations des bolcheviks en 1917 s'expliquent par le caractère proprement médiéval de la situation politique en Russie à cette époque :
– dictature de la bureaucratie nobiliaire, de la police, de l'armée et de l'Église orthodoxe ;
– soumission de la famille impériale à l'influence d'un Raspoutine (soupçonné, avec la coterie influente dirigée par l'impératrice d'origine allemande, de préparer une paix séparée avec l'Allemagne et d'ouvrir sciemment le territoire à l'invasion ennemie) ;
– importance de la population rurale (85 % des Russes vivent à la campagne), qui ne possède collectivement, sous la forme archaïque de la propriété communautaire du sol, le mir, qu'une partie insuffisante de la terre ;
– mortalité infantile et famines ; arriération culturelle ; etc.
« Il n'y a nulle part en Europe un pays aussi sauvage », écrit Lénine.
Cependant, un système capitaliste se forme lentement. Depuis 1906 (réforme de Stolypine), une nouvelle catégorie de paysans propriétaires apparaît, les koulaks. Surtout l'industrie moderne (charbon, pétrole, métallurgie) s'est développée, plaçant la Russie au cinquième rang des nations industrielles dans le monde. Mais elle est entre les mains (à 85 % pour les mines, à 50 % pour la métallurgie) du capital étranger (français, allemand et belge). Il y a déjà 3,5 millions d'ouvriers, fortement concentrés (l'usine Poutilov, à Petrograd, compte 24 000 travailleurs).
1.3. La guerre engendre la révolution
L'Empire russe, en tentant d'échapper à ses contradictions par la guerre, ira à sa fin.
L'armée, essentiellement paysanne (9 soldats sur 10), subit de lourdes pertes (900 000 prisonniers en 1915). Elle coûte cher, ce qui déclenche l'inflation et la crise du ravitaillement dès la fin de 1915. Les armes manquent sur le front et les grèves sont nombreuses dans les villes. Même la bourgeoisie dénonce, par la bouche de l'industriel Pavel Pavlovitch Riabouchinski, « un gouvernement qui n'est pas à la hauteur ».
La majorité des mencheviks, suivant l'exemple des sociaux-démocrates occidentaux, soutient l'union sacrée des Russes dans l'effort de guerre. Lénine, au contraire, se fait l'apôtre du « défaitisme révolutionnaire », déclarant, dès novembre 1914, que « la transformation de la guerre impérialiste actuelle en guerre civile est le seul mot d'ordre prolétarien juste […] ».
2. Février 1917
2.1. L'hiver 1916-1917
L'hiver 1916-1917 marque le sommet de la crise : le froid est intense et tout manque dans les villes ; les prix montent de 25 % en trois mois ; les grèves, très suivies en octobre (près de 200 000 grévistes), reprennent en janvier ; les désertions se multiplient au sein de l'armée.
La bourgeoisie se prépare à éliminer le tsar Nicolas II au profit de son frère Michel. Les ambassadeurs de France et de Grande-Bretagne favorisent le complot. Raspoutine est assassiné le 31 décembre. Trois présidents du Conseil se succèdent en deux mois.
Le « bureau russe du Comité central » du parti bolchevik a été organisé en 1916. Sous la direction de A. G. Chliapnikov et de Molotov, il décide l'organisation d'une grève générale avec manifestation le 21 janvier 1917. Ce jour-là, le tiers des ouvriers de Petrograd (nom donné à Saint-Pétersbourg depuis 1914) fait grève, mais les manifestations contre la guerre et la vie chère sont un échec.
La douma (l'assemblée législative) a été suspendue par le tsar jusqu'au 27 février. Les mencheviks, qui veulent unir ouvriers et bourgeois contre le tsarisme, décident une manifestation de soutien à la réouverture de la douma en exigeant la formation d'un gouvernement « de salut national ». Ce mot d'ordre, les bolcheviks le refusent ; ils appellent, pour leur part, à manifester le 26 sur leur propre programme. Les deux journées connaissent un succès relatif.
Grèves et manifestations
Mais, le 1er mars, le pain est rationné. La ville ne dispose de réserves de farine que pour une dizaine de jours. À la suite d'une tentative de grève, l'usine Poutilov est fermée. Le 8 mars, à l'occasion de la journée internationale des femmes, grèves et manifestations pour le pain et la paix se multiplient dans les faubourgs ; les femmes y sont particulièrement actives. Le 9 mars, les manifestations reprennent ; les ouvriers se heurtent à la police, qui tire. Le 10 mars, les manifestants s'arment en pillant les commissariats. Le tsar et l'état-major envoient vers Petrograd des troupes sûres. Tandis que les manifestants, découragés, s'en retournent chez eux, le gouvernement triomphe, proclame l'état de siège, ordonne le renvoi de la douma, sans tenir compte de l'appel que son président, Mikhaïl Rodzianko, avait, la veille, adressé au tsar, le suppliant de nommer un « gouvernement de confiance ».
Ralliement partiel de l'armée
À ce moment, aucun des partis révolutionnaires – ni les bolcheviks, ni les mencheviks, ni les socialistes-révolutionnaires – n'est prêt à prendre la moindre initiative. Mais le 12 mars, deux régiments se joignent aux ouvriers du faubourg de Vyborg. Le ralliement d'une partie de l'armée est essentiel : il permet l'armement des ouvriers (40 000 fusils sont pris à l'arsenal). La ville est aux mains des insurgés. Le tsar ayant dissous la douma le 11 mars, celle-ci élit un comité provisoire pour le rétablissement de l'ordre.
Cependant, comme en 1905, se constitue un soviet de Petrograd, formé par les mencheviks, sur la base d'un représentant pour 1 000 ouvriers. Les bolcheviks s'y rallient. Le soviet désigne un comité exécutif provisoire, qui comprend le travailliste Aleksandr Kerenski, des mencheviks et des bolcheviks. Le soviet reconnaît la légitimité du gouvernement ; cette reconnaissance est cependant assortie d'une condition : il ne soutient le gouvernement que dans la mesure où celui-ci applique un programme démocratique qui aura son accord. Ce compromis marque la naissance d'un double pouvoir, la coexistence, émaillée de conflits, de deux conceptions différentes de la légitimité et de l'avenir de la société russe.
2.2. Fin de la monarchie tsariste et premier gouvernement provisoire
Une commission pour le ravitaillement est créée, les détenus sont libérés et les bâtiments officiels (dont le palais d’Hiver) sont occupés. On lève une milice ouvrière. Le 14 mars, des soviets se créent à Moscou et en province. Le tsar abdique le 15 mars en faveur de son frère le grand-duc Michel, mais ce dernier renonce au trône. C'est la fin de la monarchie tsariste.
Le même jour, les députés modérés de la douma forment un gouvernement provisoire, présidé par le prince Gueorgui Lvov, entouré d'une majorité de représentants éminents du parti constitutionnel-démocrate ou KD (Pavel Milioukov, ministre des Affaires étrangères, Nikolaï Nekrassov, ministre des Transports, Andreï Chingarev, ministre de l'Agriculture) et du parti octobriste qui regroupait l'aile droite du mouvement libéral (Aleksandr Goutchkov, ministre de la Guerre et de la Marine). Kerenski, vice-président du soviet de Petrograd, principal artisan du compromis entre ce dernier et le comité de la douma, est ministre de la Justice. Nicolas II et sa famille sont arrêtés quelques jours plus tard et placés en résidence surveillée.
Le gouvernement provisoire établit les libertés démocratiques. Les ouvriers ont joué avec les paysans-soldats un rôle décisif, mais leur expression politique reste hésitante, même au soviet. La bourgeoisie a, apparemment, pris le pouvoir.
3. Février-octobre
3.1. Le double pouvoir
Le soviet de Petrograd avait lancé au début de mars le célèbre « prikaz n° 1 », arrêt qui plaçait les unités militaires sous son contrôle et sous celui des comités de soldats. Dès le 19 mars, le gouvernement provisoire, au contraire, rappelle aux soldats qu'ils doivent obéissance aux officiers. Le prikaz n° 1 est annulé. Il y a en fait deux pouvoirs, en raison non pas de l'opposition du soviet au gouvernement – la majorité menchevik le soutient –, mais de l'existence, à côté du pouvoir bourgeois, d'un embryon de pouvoir populaire.
La position des bolcheviks eux-mêmes n'est pas nette : après une première dénonciation du gouvernement, le comité de Petrograd décide de le soutenir « tant que ses actes correspondent aux intérêts du prolétariat ».
Le retour des dirigeants déportés – Kamenev et Staline – entraîne un alignement sur les positions mencheviks quant à la poursuite de la guerre. Le soviet de Pétrograd a adopté, le 14 mars, un texte (Appel aux peuples du monde entier) où l'utopie pacifiste côtoie le « défensisme révolutionnaire ». En effet, il appelle les peuples à « mener un combat décisif contre les ambitions annexionnistes des gouvernements de tous les pays en guerre […] pour imposer une paix sans annexions ni contributions ». Mais il affirme, en même temps, que « la Russie continuera la guerre, préservant la combativité de l'armée pour des opérations actives ». Une conférence bolchevik adopte cette position.
3.2. Les « Lettres de loin » de Lénine
Lénine, cependant, adresse de Zurich quatre « Lettres de loin » à la Pravda pour lutter contre ces tendances conciliatrices.
Dans ses Lettres, il exige de tenir le parti bolchevique en dehors de toute coalition et demande la rupture immédiate entre le soviet et le gouvernement ; ainsi, il souhaite passer à la préparation active de la « phase suivante, prolétarienne », de la révolution. Lénine écrit : « La deuxième révolution […] doit faire passer le pouvoir des mains des grands propriétaires et des capitalistes […] dans celles des ouvriers et des paysans. » La Pravda n’ose publier que la première de ces lettres.
Décidé à rentrer en Russie, Lénine accepte l'accord conclu par le social-démocrate suisse Platten avec les autorités allemandes, qui, connaissant bien la stratégie politique des bolcheviks, comptaient sur la force de déstabilisation du discours socialiste auprès d'une population russe déjà hostile à la poursuite de la guerre.
Avec un groupe de révolutionnaires, Lénine quitte Zurich le 28 mars pour traverser l'Allemagne, dans un wagon blindé bénéficiant du statut d'exterritorialité, et gagne la Suède, puis Petrograd. Accueilli par le soviet de Petrograd, il prend le contre-pied des officiels et salue « l'avant-garde prolétarienne mondiale ».
3.3. Les Thèses d'avril
Reprenant les thèmes des Lettres de loin, ces thèses célèbres ont été présentées par Lénine à la mi-avril 1917 devant le groupe bolchevik du congrès panrusse des soviets. Leur contenu divise les bolcheviks. Les « vieux bolcheviks » (Kamenev, Alekseï Ivanovitch Rykov [1881-1938]) s'opposent aux thèses de Lénine et affirment : « Devant nous, il y a de gigantesques tâches révolutionnaires, mais leur réalisation ne nous entraînera pas au-delà du système bourgeois. »
Kamenev – avec la majorité des dirigeants bolcheviks – n'acceptera une publication des thèses d'avril que sous forme d'article personnel de Lénine dans la Pravda. Elles sont l'affirmation première du programme révolutionnaire d'Octobre :
– 1re thèse : Aucune concession à la politique de défense nationale.
– 2e thèse : « Le trait distinctif de la situation actuelle en Russie consiste en la transition de la première étape de la révolution, qui remit le pouvoir à la bourgeoisie […], à sa seconde étape, qui remettra le pouvoir aux mains du prolétariat et des couches les plus pauvres de la paysannerie. »
– 3e thèse : Pas de soutien au gouvernement provisoire.
– 4e thèse : Les bolcheviks sont encore une infime minorité.
– 5e thèse : La tâche des bolcheviks est d'expliquer aux masses que « le soviet des députés ouvriers est la seule forme possible du gouvernement révolutionnaire ».
Et Lénine ajoute : « Nous ne voulons pas que les masses nous croient sur parole. Nous ne sommes pas des charlatans. Nous voulons que les masses se détachent par expérience de leur erreur. ».
La suppression des corps de l'État (armée, police, bureaucrates…) découle du pouvoir des soviets. Les fonctionnaires élus et révocables reçoivent un salaire d'ouvrier.
– 6e thèse : Nationalisation des terres, remises aux soviets.
– 7e thèse : Nationalisation des banques.
– 8e thèse : Contrôle des soviets sur la production et la distribution.
– 9e thèse : Changement du terme de social-démocrate en celui de communiste.
– 10e thèse : Création d'une Internationale révolutionnaire.
Accueillies avec scepticisme, les thèses de Lénine vont pourtant progresser, avec le ralliement progressif de bolcheviks revenus d'exil (Zinoviev, Aleksandra Kollontaï) ou de « minoritaires » de Petrograd (Staline, Chliapnikov). Mais c'est la crise d'avril, qui divise le gouvernement provisoire et le soviet sur la question essentielle de la guerre, qui contribuera à faire triompher la position léniniste au sein du parti bolchevique et qui entraînera ce dernier à la conquête des soviets.
3.4. La conquête des soviets
Le problème de la guerre
Pour le gouvernement, seule une victoire réussirait à amarrer solidement le nouveau régime aux démocraties occidentales, à consolider la cohésion de la société, et, peut-être, à mettre fin à la révolution.
Le 1er mai, Pavel Milioukov, ministre des Affaires étrangères, proclame son intention de poursuivre la guerre jusqu'à « une fin victorieuse ». Les 3 et 4 mai, des manifestations marquent l'opposition populaire à cette décision. Pour la première fois, certains manifestants scandent des mots d'ordre bolcheviques : « Démission du gouvernement, tout le pouvoir aux soviets ! » Des heurts violents opposent les bolcheviks à des contre-manifestants (élèves officiers, jeunes bourgeois et notables des beaux quartiers) qui dressent un tribunal pour juger « les espions allemands et Lénine ». Un vent de guerre civile passe sur Petrograd. Mais, le gouvernement ayant publiquement annoncé que la Russie n'envisageait aucune annexion, la crise semble, au soir du 3 mai, désamorcée.
Second gouvernement provisoire
Le gouvernement, remanié pour éliminer Milioukov, comprend des mencheviks et des sociaux-révolutionnaires, que rien ne sépare. Ce gouvernement de coalition ressemble fort à un marché de dupes. Les modérés pour leur part entendent bien lier les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires par leur participation aux responsabilités gouvernementales et à la conduite de la guerre, tout en utilisant leur influence conciliatrice sur les masses ; les socialistes, eux, espèrent obtenir des réformes et l'arrêt des hostilités, tout en déjouant les projets contre-révolutionnaires.
Dans ce deuxième gouvernement provisoire, laborieusement constitué, le 5 mai, après des semaines de tractations, les modérés du parti constitutionnel-démocrate conservent la présidence (qui revient au prince Lvov) et sept portefeuilles, tandis que les socialistes en obtiennent six. Par leur stature politique, trois socialistes, membres éminents du soviet – un menchevik (Tseretheli, ministre des Postes et principal théoricien du défensisme révolutionnaire) et deux socialistes-révolutionnaires (Tchernov, ministre de l'Agriculture, et Kerenski, ministre de la Guerre et de la Marine) –, dominent le nouveau cabinet.
L'exacerbation des tensions sociales
L'entrée massive de ministres socialistes au gouvernement remet en cause le principe même du double pouvoir. Les lignes de clivage ne passent plus, comme aux premiers temps de la révolution, entre le soviet et le gouvernement. Au moment où la conciliation l'emporte au sommet de l'État, les tensions sociales et nationales s'exacerbent.
Bolcheviks critiquant toute « collaboration de classes », ouvriers rassemblés dans leurs comités d'usine, paysans s'emparant des terres seigneuriales sans attendre la réunion de la Constituante, patrons décidés à résister à la pression ouvrière, populations allogènes manifestant leur volonté d'indépendance – tous sont déterminés à agir, sans tenir compte des appels à la modération des conciliateurs au pouvoir. Isolés, ces derniers demandent du temps pour réussir.
Le 7 mai se réunit la conférence panrusse du parti bolchevik, qui adopte, en dépit d'une forte opposition, les thèses de Lénine. Trotski et ses amis vont rejoindre le parti bolchevik sur ces nouvelles bases.
Tandis que les tensions et les difficultés s'accumulent, les bolcheviks accentuent leur pression, encouragent la radicalisation ouvrière, entrent en force dans les comités d'usine de Petrograd. Minoritaires dans les syndicats et les soviets, ils acquièrent la majorité, en mai, à la Conférence des comités d'usine de Petrograd, en développant l'idée du « contrôle ouvrier ». Lénine, avec l'aide de Trotski, travaille à mettre sur pied le parti révolutionnaire qui sera l'instrument de la prise du pouvoir.
La prise par la force du pouvoir par les soviets
Pour que la dualité persistante du pouvoir profite aux révolutionnaires, il importe, pense Lénine, de détacher les soviets du gouvernement et donc, pour les bolcheviks, d'y conquérir la majorité. Il s'agit que le prolétariat cesse de brider volontairement son pouvoir ; le changement de majorité au sein des soviets, condition de la prise du pouvoir, doit se faire pacifiquement, mais doit aboutir à la prise par la force de tout le pouvoir par les soviets.
C'est uniquement pour la première étape que Lénine envisage un cours pacifique – depuis largement réinterprété comme « passage pacifique au socialisme ». Un programme,adopté au début de mai, « le pain, la terre et la paix », et un moyen d'action, les soviets : les bolcheviks sont dès lors en mesure de revendiquer le pouvoir. C'est ce que fait Lénine, à la surprise générale, dès l'ouverture du premier congrès panrusse des soviets, le 16 juin.
Alors que les bolcheviks sont encore très minoritaires (une centaine sur plus de huit cents délégués), ils prennent l'offensive, exigeant que le Congrès se transforme en Convention révolutionnaire et assume la totalité du pouvoir. Tseretheli ayant affirmé qu'il n'existait aucune force qui pût supplanter le gouvernement, il s'attire une repartie restée fameuse de Lénine : « Un tel parti existe. Aucun parti n'a le droit de refuser le pouvoir et notre parti ne le refuse pas. Il est prêt à tout moment à prendre le pouvoir entre ses mains. »
3.5. Juillet-octobre
Kerenski ayant décidé une offensive sur le front pour le 1er juillet, le congrès des soviets, encore dominé par les mencheviks, décide pour le même jour une manifestation à Petrograd de soutien à la coalition gouvernementale, mais la majorité des manifestants scande les mots d'ordre bolcheviks. Pour la première fois, la rue appartient aux bolcheviks. Cet évènement marque la scission définitive du camp socialiste russe.
L'insurrection de Kronchtadt
Le problème de la guerre est le catalyseur des journées révolutionnaires des 3 et 4 juillet, moment clé du processus de 1917. Le 2 est parvenue la nouvelle de l'échec de l'offensive Broussilov qui plie face à la contre-offensive allemande ; un certain nombre de régiments de Petrograd, favorables aux bolcheviks et qui craignent d'être envoyés sur le front, décident de préparer une insurrection.
Débordée, la direction du parti bolchevique laisse se développer des manifestations qui dégénèrent lorsque soldats, marins de Kronchtadt et militants ouvriers se portent vers le palais de Tauride (siège du gouvernement provisoire) pour demander – en vain – au soviet d'assurer le pouvoir.
Le gouvernement fait appel aux cosaques et à des troupes ramenées du front. Dans la ville en état de siège, l'armée disperse les manifestants. Ces journées de juillet, qui se soldent par une cinquantaine de morts, entraînent l'arrestation de nombreux dirigeants bolcheviques (Trotski, Kamenev). Quant à Lénine, il se cache avec Zinoviev en Finlande, où il écrit l'État et la révolution.
Gouvernement de salut révolutionnaire
Kerenski devient président du Conseil. Il forme un « gouvernement de salut révolutionnaire », où les constitutionnels-démocrates, revenus en force, et les socialistes modérés (mencheviks et socialistes-révolutionnaires) cohabitent tant bien que mal, unis par leur haine et leur peur des bolcheviks.
Depuis les journées de juillet, le climat politique a fortement changé. Désormais, les groupes de pression conservateurs – la Société pour la renaissance économique de la Russie, regroupant grands industriels et banquiers proches du parti constitutionnel-démocrate, l'Union des grands propriétaires ou l'Union des officiers de l'armée et de la flotte – occupent le premier rang dans les allées du pouvoir.
Le VIe Congrès du parti bolchevik s'ouvre cependant le 8 août. Le Comité central, élu alors et qui représente 240 000 militants, comprend Lénine, Trotski, Zinoviev, Kamenev… Il va préparer l'insurrection, puisque la voie pacifique est désormais bouchée.
Tentative de putsch du général Kornilov
Au début de septembre se produit la tentative de putsch du général Lavr Korlinov.
De tous les généraux de l'Ancien régime, ce fils de paysans cosaques était le seul à tenir des propos républicains et à se déclarer favorable à une certaine démocratisation de l'armée. Parallèlement, il avait remis de l'ordre parmi les troupes, interdisant les réunions alors qu'il commandait le front sud-ouest, et faisant fusiller les déserteurs. Face à la faiblesse du gouvernement civil, Kornilov apparaît rapidement comme l'homme du recours pour le haut commandement, les milieux patronaux, voire les Alliés, d'autant plus inquiets du chaos qui gagne la Russie que les thèses pacifistes progressent au sein de leurs propres troupes.
La conférence d'État consultative – sorte d'« états généraux » qui réunissent à Moscou, du 12 au 20 août, des représentants du patronat, des syndicats, des groupes professionnels, du corps des officiers, des Églises et des partis politiques (bolcheviks exceptés) – tourne à l'affrontement entre Kerenski et Kornilov, accueilli par les vivats des conservateurs. Fermement soutenu par les constitutionnels-démocrates, Kornilov expose son programme pour sortir la Russie de la crise : dissolution de tous les comités révolutionnaires, fin de toute intervention de l'État dans les domaines économique et social, militarisation des chemins de fer et des usines d'armement, rétablissement de la peine de mort à l'arrière… Dès ce moment se dessine la perspective d'un coup d'État militaire.
Appuyé par le corps des officiers et par les conservateurs, Kornilov exige, le 26 août, un remaniement ministériel. Tandis que les ministres KD démissionnent, Kerenski, lâché, démet le généralissime Kornilov de ses fonctions. Mais celui-ci, qui avait déjà fixé au 27 août la date de son coup d'État, fait avancer ses troupes sur Petrograd. Dans l'épreuve de force qui s'engage, les bolcheviks manifestent bientôt leur « solidarité révolutionnaire » envers le gouvernement.
Dénonçant le putsch, les bolcheviks créent un réseau de « comités de guerre révolutionnaires » pour organiser la résistance. Leur expérience de la clandestinité fait ses preuves. Par la désorganisation des transports et la propagande auprès des troupes de Kornilov, ils enraient l'avance du généralissime, tandis qu'à Petrograd, où Kerenski a reçu l'appui du soviet, la ville est mise en état de défense. Ses dirigeants libérés, le parti bolchevique fait une rentrée spectaculaire sur la scène politique.
Le soulèvement armé dans Petrograd, sur lequel comptait Kornilov, n'a pas lieu ; ses troupes piétinent, démoralisées, à proximité de la capitale, face à celles restées fidèles au gouvernement. En deux jours, le putsch est réduit à rien et le général Kornilov est arrêté. « Sans le putsch de Kornilov, dira plus tard Kerenski, il n'y aurait pas eu Lénine. »
Montée de l'agitation sociale
Quoi qu'il en soit, sur le plan politique, l'échec du putsch renverse la situation d’autant plus que la situation du pays se dégrade de plus en plus.
Les troubles sociaux montent d'abord dans les campagnes : du 1er septembre au 20 octobre, il est resté trace de 5 140 « violations de l'ordre », chiffre sans doute bien inférieur à la réalité, mais qui révèle assez l'ampleur des désordres agraires. Particulièrement nombreux en Ukraine, en Biélorussie et surtout dans cinq provinces de la Russie centrale (Toula, Riazan, Penza, Saratov, Tambov), ces troubles sont de plus en plus violents : les paysans ne se contentent plus de saisir les terres, ils pillent, brûlent par centaines les demeures seigneuriales.
Dans les villes aussi, le climat social se durcit : pour répondre à des grèves de plus en plus dures, avec séquestration des patrons, les chefs d'entreprise arrêtent souvent la production.
L'économie sombre, les pénuries se généralisent, les prix flambent (ils triplent entre juillet et octobre), des centaines de milliers d'ouvriers se retrouvent au chômage, réclamant le contrôle ouvrier sur la production et, de plus en plus souvent, la démission du gouvernement et le passage de tout le pouvoir aux soviets.
Pourtant, les ouvriers ne sont pas très nombreux à adhérer au parti bolchevique, qui compte moins de 200 000 membres au début d'octobre 1917. C'est plutôt à une conquête par le bolchevisme de larges fractions de la société, désabusées par la politique d'un gouvernement qui n'avait pas cessé d'exhorter à la patience, que les autorités assistent, impuissantes.
Mais, dans le vide institutionnel de l'automne 1917, la conception de Lénine d'un parti organisé et déterminé alliée au savoir-faire tactique de Trotski sont des atouts qui vont se révéler décisifs.
4. Octobre 1917
4.1. Hésitations sur l'insurrection
Dès septembre, Lénine juge qu'il n'est plus que deux voies : « Ou bien tout le pouvoir reste aux soviets […] ou bien le kornilovisme. »
Il écrit au Comité central de profiter de la réunion (fin septembre) d'une « conférence démocratique » convoquée par Kerenski pour exposer le programme bolchevik et annoncer, en cas de refus – prévisible – de ce programme, l'insurrection. La majorité du Comité central s'oppose à Lénine, et, tandis que la « conférence démocratique » désigne un « Préparlement », une conférence bolchevik décide de participer à cette nouvelle instance, où mencheviks et sociaux-révolutionnaires sont majoritaires.
Kerenski forme un nouveau gouvernement, tandis que la crise du ravitaillement recommence. Les Allemands menacent Petrograd. De Finlande, Lénine écrit au parti qu'il faut déclencher l'insurrection sans attendre le congrès des soviets, prévu pour novembre. Face à l'attentisme persévérant du Comité central, il offre sa démission. De justesse – 9 voix contre 8 –, le Comité central, travaillé par Trotski et Staline, décide de boycotter le « Préparlement ». Trotski dénonce cette « nouvelle douma [qui], sous les ordres des contre-révolutionnaires et des impérialistes, prépare la reddition de Petrograd et la défaite de la révolution ».
Mais les bolcheviks ne préparent toujours pas l'insurrection. Lénine, déguisé, rentre à Petrograd (faubourg de Vyborg). Il parvient à convaincre, après dix heures de discussion, la majorité des membres du comité central de la nécessité d'une insurrection armée, dont le principe est approuvé par dix voix contre deux (celles de Zinoviev et de Kamenev). La minorité hostile à la décision en fait une critique quasi publique, avertissant ainsi le gouvernement provisoire.
Cependant, aucune mesure pratique n'est prise avant le 16 octobre, date à laquelle se réunit un comité central élargi, qui vote un texte appelant à l'insurrection. Les bolcheviks créent un Centre militaire révolutionnaire chargé d'organiser les modalités pratiques du soulèvement.
De son côté, Trotski a suscité dès le 9 octobre la mise en place d'une organisation militaire émanant du soviet de Petrograd, dont il est le président : le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd (CMR), qu'il préside également. Le CMR établit rapidement son ascendant sur les troupes et les recensent au quartier général de Smolnyï : gardes rouges ouvriers, marins, soldats de la garnison et du front nord.
4.2. L'insurrection
L'épreuve de force débute le 4 novembre (22 octobre dans le calendrier russe de l'époque), lorsque la garnison de Petrograd se rallie au CMR de Petrograd qu'elle reconnaît comme seule autorité. Les bolcheviks déclarent que seul le IIe Congrès panrusse des soviets – et non une convention démocratique – sera habilité à légitimer un nouveau gouvernement.
Le 6 novembre (24 octobre), le CMR affiche une proclamation à Petrograd. Kerenski rassemble ses troupes (élèves officiers, quelques régiments) autour du palais d'Hiver. Le « Préparlement » se réfugie dans la neutralité. Moscou se prépare aussi à l'insurrection.
À Petrograd, les ponts coupés par l'état-major sont rétablis par les troupes du CMR. Les troupes du front refusent de marcher ou sont trop loin.
Lénine, craignant toujours la temporisation, quitte son refuge du faubourg de Vyborg et s'installe à Smolnyï pour contrôler le déroulement de l'insurrection. Dans la nuit du 6 au 7 novembre (24-25 octobre), les bolcheviks occupent les bâtiments officiels. Le croiseur Aurore menace le palais d'Hiver, que Kerenski abandonne pour le front, à la recherche de renforts et de troupes fidèles au gouvernement.
Pendant que s'ouvre la séance du soviet de Petrograd, puis, dans la soirée, celle du congrès des soviets, le croiseur Aurore bombarde le palais d'Hiver, qui est pris le 8 novembre (26 octobre) au matin. Le Congrès des soviets – le « Préparlement » ayant été dissous dans la journée – annonce, dans un appel, l'avènement du nouveau pouvoir.
Les débats ont été violents : après avoir condamné la « conspiration militaire organisée derrière le dos des soviets », une partie des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires a quitté la salle sous les huées des bolcheviks et l'éloquence assassine de Trotski (« Allez où vous devez vous trouver : dans les poubelles de l'Histoire ! »). Les anciens ministres sont prisonniers, et tout le pouvoir revient aux soviets, donc aux bolcheviks, qui y sont de peu majoritaires (343 sur 675 délégués au congrès). La révolution n'a pas fait 200 morts, un millier peut-être depuis mars.
4.3. Le pouvoir bolchevik
Le Conseil des commissaires du peuple, dirigé par Lénine, organe central du nouveau pouvoir, est formé le 8 novembre (26 octobre). Il a fallu, pour le constituer, lutter contre les tendances au compromis avec les autres partis socialistes, tendances fortes jusqu'au sein du parti bolchevik. Le soir, Lénine prend la parole au congrès des soviets. Accueilli par une immense ovation, il dit simplement : « Maintenant, nous abordons l'édification de l'ordre socialiste. » Sur son initiative, deux décrets sont alors adoptés, sur la paix et sur la terre, qui inaugurent l'application du programme bolchevik.
La situation est encore difficile. Le général Petr Krasnov menace Petrograd, et des combats sont en cours à Moscou et en province ; les fonctionnaires des ministères se mettent en grève contre le nouveau pouvoir ; le syndicat des cheminots, les mencheviks, la douma municipale de Petrograd en appellent aux provinces contre les bolcheviks.
Pour se maintenir – à l'étranger, on ne lui donne pas trois jours à vivre –, le pouvoir des soviets va devoir mener une longue et sanglante guerre civile.
5. Le « modèle d'Octobre »
La révolution d'Octobre, première révolution moderne, n'était pour Lénine et pour Trotski que le prélude à la révolution européenne. L'échec de celle-ci a fait d'Octobre un modèle isolé. La stratégie du mouvement ouvrier est restée de longues années suspendues à l'interprétation de la révolution russe : la révolution doit être permanente selon Trotski ; elle se réalisera par étapes selon Staline. La part d'hésitations aux moments cruciaux, le rôle véritablement obsessionnel de Lénine montrent à quel point Octobre a tenu à peu, combien est dangereuse la réduction à un schéma ; si Lénine a fait preuve, tout au long, de la même détermination, c'est souvent contre une majorité au sein de son parti.
Rien n'est donc plus faux que l'image d'un parti menant de bout en bout les masses à la victoire sur une ligne sans faille : en février, l'insurrection est plus spontanée que désirée par les bolcheviks ; en octobre, Lénine force la main du Comité central parce qu'il sent que les masses sont mûres.
Les différences sociales entre la Russie de 1917 et les pays capitalistes avancés d'aujourd'hui ou même les pays du « tiers monde » rendent factice l'idée d'un « modèle d'Octobre ».
6. La propagande soviétique et la révolution d'Octobre
Les historiens ont maintenant bien montré que l'insurrection d'Octobre a été menée par des hommes déterminés, mais sans réel soutien populaire, à l'exception des marins du croiseur Octobre. Cet état de fait allait à l'encontre des principes du marxisme-léninisme et notamment de l'idée d'une mobilisation des foules derrière les bolcheviks. Aussi la propagande soviétique a-t-elle voulu édifier le mythe d'une révolution d'Octobre soutenue par les masses.
Le cinéma a joué un rôle majeur dans ce processus. En 1927, Sergueï Eisenstein tourne, pour le dixième anniversaire de la révolution, le film Octobre (ou Dix Jours qui ébranlèrent le monde). Il fait appel à l'Armée rouge pour les scènes de foule qui passeront ensuite – y compris en Occident – pour des reconstitutions fidèles de la réalité. Ce ne fut qu'à partir des années 1960 que commença un travail de reconstitution de ces événements montrant la faiblesse de l'adhésion des masses de Petrograd au combat des bolcheviks.
7. Quelques dates de la révolution russe de 1917
QUELQUES DATES DE LA RÉVOLUTION RUSSE DE 1917 | |
12 mars (27 fevrier) | Chute du tsarisme |
15 mars (2 mars) | Abdication du tsar Nicolas II ; formation du gouvernement provisoire |
25 mars (12 mars) | Retour de Kamenev et de Staline |
11 avril (29 mars) | Première conférence des soviets de députés ouvriers et soldats. |
16 avril (3 avril) | Retour de Lénine |
7-12 mai (24-29 avril) | Victoire des thèses de Lénine à la septième conférence panrusse du parti bolchevik |
17 mai (4 mai) | Arrivée de Trotski |
18 juillet (5 juillet) | Début de la répression contre les bolcheviks |
8-16 août (26 juillet-3 août) | VIeCongrès du parti ; adhésion de Trotski |
25-29 septembre (12-16 septembre) | Lettres de Lénine appelant à l'insurrection |
7 novembre (25 octobre) | Insurrection |
8-9 novembre (26-27 octobre) | Lénine élu président du Conseil des commissaires du peuple |
(Les dates entre parenthèses sont celles du calendrier russe ancien style.)