les croisades
Expéditions militaires entreprises du xie au xiiie siècle par les chrétiens d'Occident à l'instigation de la papauté, qui leur a fixé pour but la délivrance des Lieux saints occupés par les musulmans.
Le mot « croisade » n'apparaît dans les textes occidentaux qu'après 1250 ; pour leur part, les croisés et leurs contemporains usaient d'expressions aussi diverses que « voyage de Jérusalem », « voyage vers la Terre sainte », « passage » ou « voyage d'outre-mer ».
Au sens strict sont qualifiés de croisades les pèlerinages en armes (de fait, des campagnes militaires) organisés par l'Église afin de délivrer le tombeau du Christ à Jérusalem.
1. L'organisation des croisades
1.1. L'origine
Dès les premiers siècles du christianisme, les Lieux saints occupent une place importante dans la spiritualité de l'Occident. Le voyage à Jérusalem et le culte des reliques constituent des pratiques de piété. Ils ont une valeur expiatrice des péchés et libératrice des maladies. Au xie siècle, ces pèlerinages en Terre sainte sont stimulés par l'ouverture d'un itinéraire continental à travers la vallée du Danube (1010) et par le renouveau du commerce méditerranéen ; d'individuels, ils deviennent collectifs.
Ce climat de vénération pour la Terre sainte, « occupée » par les musulmans, favorise les projets de puissance de l'Église. Celle-ci, après avoir sanctifié la guerre contre l'infidèle, stimulé et soutenu la reconquête chrétienne de la péninsule Ibérique sur les Maures (la Reconquista), qui s'accélère après la chute du califat de Cordoue (1031), décide de porter l'offensive en Orient.
1.2. La prédication
La passion du Christ
La proclamation de la croisade est toujours une initiative de la papauté : c'est une bulle papale ou un canon conciliaire qui en annonce le « passage », en fixe la date, en définit les objectifs, en explique les raisons et octroie des privilèges temporels et spirituels aux croisés. Cependant, après Urbain II (initiateur de la première croisade), rares sont les papes qui prêchent directement la croisade ; aussitôt lancés, leurs appels sont relayés par des prédications confiées à des légats et à des clercs.
Lors de la première et de la deuxième croisade, des moines, des ermites et parfois des illuminés prennent l'initiative de prêcher. Les thèmes développés dans les sermons de ces prédicateurs populaires demeurent peu connus ; il semble toutefois que l'ardeur de certains à « exalter la croix » et à rappeler la passion du Christ ravive l'accusation de déicide à l'encontre des Juifs. Ainsi, en Allemagne, les prédications du moine Rodolphe lors de la deuxième croisade provoquent des massacres contre les communautés juives.
Une voie de salut
Afin d'éviter de tels excès, la papauté veille à contrôler la prédication ; de la deuxième à la quatrième croisade, les légats confient cette tâche principalement aux cisterciens et, au xiiie siècle, aux ordres mendiants. La prédication officielle consiste à préparer spirituellement les fidèles ; c'est ainsi que saint Bernard de Clairvaux présente la croisade comme une voie de salut, un remède proposé par Dieu à ses créatures. Ces thèmes bernardiens sont repris par le prédicateur de la troisième croisade, le légat Henri d'Albano.
La vente des indulgences
À partir du pontificat d'Innocent III (initiateur de la quatrième croisade), la prédication de la croisade s'accompagne de la vente des indulgences et perd progressivement de sa spiritualité.
1.3. La légitimation de la guerre
La « guerre juste »
Rome, après avoir été pillée en 846 par les musulmans – une partie de l'Occident étant alors aux prises avec les Slaves et les Scandinaves –, entreprend d'élaborer une théologie de l'action armée. Reprenant (en la déformant) la notion augustinienne de « guerre juste », les premiers papes qui ont appelé à combattre les infidèles et à « défendre la foi » ont été Léon IV (en 853) et Jean VIII (en 878).
La christianisation des mœurs de la chevalerie occidentale
Poursuivi par leurs successeurs, l'effort de légitimation de la guerre s'accompagne, à partir de la fin du xe siècle, d'une véritable entreprise de christianisation des mœurs de la chevalerie occidentale.
Commencé sous l'égide de Cluny, et mobilisant bientôt l'ensemble de l'Église, ce mouvement appelle les chrétiens à suspendre toute violence entre eux, et à retourner leurs armes contre les infidèles. Ainsi, au xie siècle, alors même que le danger musulman s'estompe, l'Église poursuit sa double action auprès de la classe militaire. Assortis d'indulgences plénières (remise totale des peines de purgatoire pour les combattants), les appels à la « guerre juste » trouvent de plus en plus d'écho auprès d'une chevalerie dûment endoctrinée. Assurée du concours des hommes de guerre, la papauté n'a aucune peine à faire admettre la légitimité d'interventions contre les ennemis de la religion.
1.4. Le financement
Godefroi de Bouillon
Le financement des croisades est d'abord assuré par les participants eux-mêmes. Lors de la première croisade, l'enthousiasme est si grand que beaucoup aliènent leurs biens ou les mettent en gage auprès d'établissements ecclésiastiques. C’est le cas de Godefroi, seigneur de Bouillon, qui vend ses propriétés de Stenau et de Moussay à l'évêque de Verdun, et donne en gage à l'évêque de Liège le « pays de Bouillon ».
La contribution pécuniaire
Mais à ces moyens exceptionnels s'ajoute, au début du xiie siècle, un financement plus régulier : les barons exigent la contribution pécuniaire de leurs vassaux. Les souverains en font autant en 1147 : Louis VII, qui ne peut financer l'expédition par ses revenus habituels, sollicite la contribution de ses vassaux et pressure singulièrement les églises de son domaine.
La taxation
Dans la seconde moitié du xiie siècle, les expéditions étant devenues maritimes, donc plus coûteuses, les rois recourent à la taxation. En 1166 et en 1183 en France, puis en 1185 en France et en Angleterre, sont prélevés un ou deux deniers par livre de biens (selon un système, d'origine carolingienne, dont l'unité de base est la livre d'argent divisée en vingt sous, eux-mêmes divisés en douze deniers) pour la défense de Jérusalem.
La dîme saladine
Le premier impôt de croisade est la dîme saladine, destinée à financer la guerre contre Saladin. Autorisée par le pape Grégoire VIII en 1187, levée un an plus tard en France et en Angleterre, elle consiste en un prélèvement de 10 % sur les revenus et biens meubles de ceux qui ne prennent pas la croix (clergé compris). De surcroît, en Angleterre, Richard Cœur de Lion taxe les revenus de ses sujets juifs à 25 %, tandis qu'en France Philippe Auguste oblige les siens à verser 5 000 marcs d'argent en sus de leur contribution.
Décime, legs, rachat des vœux
L'Église cherche également à se constituer un trésor de croisade. L'insuffisance des aumônes de croisade oblige le pape Innocent III à recourir à une imposition du clergé : en 1200, il crée la décime, frappant les revenus des cardinaux au dixième, et ceux du clergé séculier et régulier au quarantième. Bien que maintenu tout au long du xiiie siècle à des taux et durées variables, cet impôt s'avère lui aussi insuffisant. Aussi l'Église recourt-elle à d'autres ressources, telles que legs, rachats des vœux et dons assortis d'une indulgence proportionnelle. L'argent ainsi recueilli est le plus souvent remis directement au chef de croisade, même si certains papes (tel Grégoire IX) n'hésitent pas à en faire usage à des fins autres que l'expédition en Terre sainte.
1.5. Le croisé
L'engagement fondé sur la piété
Contrairement à une idée communément reçue, n'est pas croisé qui veut. Redoutant la participation à la croisade de chrétiens inaptes au métier des armes, craignant qu'un trop grand nombre d'entre eux ne se trouvent liés par un engagement irréfléchi mais irrémissible, le pape Urbain II contraint les clercs, les laïcs et les jeunes mariés à solliciter obligatoirement le consentement de leur ordinaire, de leur curé ou de leur épouse. Les pèlerins en armes doivent coudre sur leur vêtement, entre leurs deux épaules, une croix de tissu qui fait d'eux des cruce signati, (marqués du signe de la croix). Dès lors, ils bénéficient d'une indulgence plénière à condition que la piété (et non le lucre) soit à l'origine de l’engagement.
Le prilège de la croix
En outre, pour assurer la tranquillité d'esprit du croisé, le pape décrète, dès le 28 novembre 1095, que ses biens (et, plus tard, sa femme et ses enfants) sont placés sous la protection des évêques (privilège de croix), disposition que reprend le droit féodal, qui impose au seigneur de remplir ce devoir envers la famille et les biens de son vassal croisé, mais qui oblige ce dernier à accorder également son aide à son seigneur lorsqu'il se croise à son tour.
2. Les croisades des xie et xiie siècles
Seules les trois premières croisades, qui se déroulent aux xie et xiie siècles, sont réellement des expéditions rassemblant toute la chrétienté occidentale pour conquérir, défendre ou délivrer la Terre sainte selon la volonté pontificale.
2.1. La première croisade (1096-1099)
L'échec de la « croisade des pauvres »
En 1074, le pape Grégoire VII, prenant prétexte de la poussée des Turcs seldjoukides en Asie Mineure (qui, trois ans plus tôt, ont écrasé les Byzantins à la bataille de Mantzikert) et du devoir de solidarité avec les chrétiens d'Orient, prépare une expédition qui n'aboutit pas.
Le projet est repris par Urbain II en 1095, au concile de Clermont. Ce premier appel à la croisade est d'autant mieux entendu que le pape donne à l'entreprise un caractère méritoire : il promet l'indulgence plénière aux futurs croisés ; pour susciter davantage la piété occidentale, les milieux romains rappellent la destruction de l'église du Saint-Sépulcre, commise au tout début du siècle par le calife fatimide al-Hakim. Reprise et répandue par des prédicateurs populaires, dont le principal est Pierre l'Ermite, l'invitation pontificale à la « guerre juste » reçoit un accueil profond.
Ainsi embrigadés, de nombreux pèlerins partent dès le printemps 1096 ; en Allemagne et en Europe centrale. Le passage de ces premiers croisés donne lieu à l'un des plus grands massacres de l'Histoire, dont les Juifs, considérés comme déicides, sont les victimes. Cependant, parvenues quelques mois plus tard en Asie, ces bandes de pèlerins, conduites par Gautier Sans Avoir, sont massacrées par les Turcs.
La « croisade des barons »
Par la suite s'ébranlent – par la voie du Danube ou celle de l'Adriatique et de la Grèce – quatre armées de chevaliers : la première, venue de la France du Nord et de la Basse-Lorraine, sous les ordres de Godefroi de Bouillon ; la deuxième, de la France centrale, sous ceux du comte Étienne de Blois et du duc Robert Ier de Normandie ; la troisième, de la France du Midi, sous le commandement de Raimond de Saint-Gilles, comte de Toulouse, et sous l'autorité formelle du légat du pape, Adémar de Monteil ; la quatrième, de l'Italie méridionale, conduite par Bohémond Ier, prince normand de Sicile.
Les quatre armées de cette « croisade des barons » se rejoignent devant Constantinople, capitale de l’Empire byzantin chrétien. Là apparaît une équivoque quant aux objectifs de l'expédition : les Byzantins en attendent un renfort contre leurs ennemis turcs, tandis que les chefs croisés placent leur mission dans la conquête de la Syrie-Palestine. Finalement, un compromis est trouvé : l’empereur byzantin Alexis Ier Comnène s'engage à ravitailler et à aider les croisés, contre la restitution aux Byzantins des villes prises par les Turcs. En Asie Mineure, les armées franques défont les Turcs, s'emparent de Nicée et de quelques autres places, qui sont rendues aux Byzantins.
La colonisation franque du Levant
Parvenus en Syrie, les chefs de la croisade, en l'absence d'un commandement unique, agissent pour leur propre compte. En 1097, ils prennent Édesse, où Baudouin Ier de Boulogne (frère de Godefroi de Bouillon) forme un comté (comté d'Édesse), et en 1098 Antioche, qui devient une principauté au bénéfice de Bohémond (principauté d'Antioche).
Puis en janvier 1099, ils s’engagent dans la conquête de la Terre sainte. Après avoir longé la côte jusqu'à Jaffa, les croisés font capituler Jérusalem au terme d'un siège qui n'a duré que du 7 juin au 15 juillet 1099. Les barons en font un royaume, qu'ils confient à Godefroi de Bouillon (et auquel succède, à sa mort, son frère Baudouin). Le comté de Tripoli échoit à Raimond de Saint-Gilles. Dans ces quatre États latins du Levant, les Français du Nord, les Provençaux et les Normands d'Italie implantent leurs institutions propres.
Au début du xiie siècle, grâce au concours intéressé et efficace des Génois et des Pisans arrivés en renfort, l'expansion chrétienne s'étend à de nombreuses autres villes côtières de Syrie-Palestine. Raimond de Saint-Gilles prend Tortose, au nord de Tripoli, et fait édifier la citadelle du Mont-Pèlerin. Le royaume latin de Jérusalem s'enrichit d'Arsouf, de Césarée, d'Acre, de Beyrouth et de Sidon, dont la défense est confiée à l'ordre militaire des Templiers.
2.2. La deuxième croisade (1147-1149)
Louis VII et Conrad III …
Les succès de la première croisade, facilités par l'état de division politique de l'islam, se révèlent vite précaires. Dès 1128, le gouverneur turc Zangi unifie sous son autorité les provinces de Mossoul et d'Alep : en 1144 il reprend Édesse.
La chute du premier État latin décide le pape Eugène III à appeler à une deuxième croisade. Convaincu par la prédication de Bernard de Clairvaux, le roi Louis VII de France y répond et prend la croix à Vézelay, en mars 1046 ; l'empereur Conrad III en fait autant à Spire en décembre de la même année.
Les deux souverains, chacun à la tête d'une armée, se rendent à Constantinople. La traversée de l'Asie Mineure est meurtrière ; les Turcs font subir de grosses pertes à l'armée de Conrad III. Mais les deux souverains, plus préoccupés d'accomplir leur pèlerinage à Jérusalem que de combattre Zangi, se laissent entraîner par les barons de Jérusalem dans une vaine attaque contre Damas en 1148 et se rembarquent sans avoir tenté de délivrer Édesse.
… contre Nur al-Din et Saladin
Cette entreprise se solde par un échec, d'autant plus préjudiciable aux États latins du Levant que la mobilisation musulmane trouve deux ardents artisans : Nur al-Din (fils de Zangi), prince fatimide de Syrie, et Salāh al-Dīn (Saladin), sultan ayyubide d'Égypte ; le premier s'attaque à la principauté d'Antioche qu’il réduit à une petite frange côtière entre mer et Oronte, puis il fait tomber ce qui reste du comté d'Édesse. L'action de Saladin est encore plus décisive ; il libère l'Égypte de l'emprise fatimide et l'unifie à la Syrie ainsi qu'à la haute Mésopotamie.
Dès lors, unis sur le plan politique mais aussi religieux, les musulmans du Proche-Orient engagent une guerre décisive contre les chrétiens. Après avoir anéanti l'armée des croisés à Hattin (bataille de Hattin juillet 1187), Saladin s’empare de Jérusalem (2 octobre), puis de quasiment toutes les possessions latines d'Orient ; seules Tyr, Tripoli et Antioche – du reste privées de communications entre elles par voie terrestre – échappent à sa domination.
2.3. La troisième croisade (1189-1192)
L'Occident répond à la contre-offensive de Saladin par une troisième croisade, lancée par le pape Grégoire VIII en 1087. L'empereur germanique Frédéric Ier Barberousse, le roi de France Philippe II Auguste, et le roi d'Angleterre, Richard Ier Cœur de Lion, prennent la croix dès 1188. Pour assurer le financement de leur entreprise, les deux derniers de ces souverains décident de lever une dîme : la dîme saladine.
Parti en mai 1189, Frédéric Ier Barberousse passe par Constantinople et l'Anatolie, mais il se noie accidentellement en Cilicie un an plus tard, et son armée se disperse. Les deux autres souverains, partis de Vézelay en juillet 1190, empruntent la voie maritime par la Sicile – en chemin Richard conquiert l'île de Chypre –, et vont s'associer au siège d'Acre, établi depuis deux ans par les Latins du Levant. Après la capitulation d’Acre le 12 juillet 1191, Philippe II Auguste regagne la France, et Richard Cœur de Lion assume seul la direction de la croisade.
Vainqueur de Saladin à Arsouf et à Jaffa (septembre 1191 et août 1192), Richard Cœur de Lion reconquiert la totalité du littoral d'Acre jusqu'à Ascalon, mais ne peut s'écarter de ce dernier pour reprendre Jérusalem, en raison des menaces qui pèsent sur ses communications. Aussi signe-t-il avec Saladin, le 3 septembre 1192, une trêve de trois ans qui assure aux chrétiens la possession de la côte de Tyr à Jaffa ainsi que la liberté du pèlerinage à Jérusalem, en échange de facilités analogues reconnues par les chrétiens aux musulmans se rendant à La Mecque.
Ainsi, la troisième croisade a assuré, dans le cadre territorial nouveau du second royaume de Jérusalem, ou « royaume d'Acre », la survie pour près d'un siècle des États latins du Levant.
3. Les croisades du xiiie siècle
3.1. La suprématie des intérêts commerciaux
Malgré des résultats positifs, la troisième croisade n'a pas réussi à délivrer les Lieux saints. C’est à cette fin que la chrétienté occidentale va multiplier les croisades au xiiie siècle
Parallèlement, la croisade va devenir étroitement dépendante des marchands. Plus soucieux de leurs intérêts commerciaux que du sort de Jérusalem, les Vénitiens, les Pisans et les Génois regardent depuis longtemps du côté de l'Égypte et de Constantinople (capitale de l’Empire byzantin chrétien) ; l'une commande la voie d'accès aux épices et aux soieries d'Extrême-Orient, l'autre, la route des caravanes qui aboutit en Russie méridionale et aux comptoirs de Crimée. Dès 1154, puis en 1172-1173, les Pisans, les Génois, les gens de Salerne et de Palerme ouvrent des comptoirs en Égypte ; Venise négocie une paix de longue durée avec Saladin. Constantinople, Venise, Gênes et Pise ont aussi obtenu d'importantes concessions commerciales.
3.2. L'hostilité croissante entre Latins et Byzantins
Cependant, les rapports entre chrétiens occidentaux (latins) et chrétiens orientaux (grecs byzantins) se sont progressivement dégradés. Lassés par les prétentions et la méfiance occidentales, les Grecs commencent à réagir violemment à la présence des Latins. D'autre part, les Byzantins se sont, en 1054, séparés de Rome (grand schisme d'Orient). En 1171, ils font arrêter les Vénitiens et, en 1182, massacrent la population latine de Constantinople.
3.3. La quatrième croisade (1202-1204) : la conquête de Constantinople
Quand, en 1198, Innocent III – désireux de rendre aux expéditions en Terre sainte leur caractère primitif de pèlerinage militaire international – lance un quatrième appel en faveur de l'Orient, la prévention occidentale contre les Byzantins est à son comble. Dans ce climat, les Vénitiens – soucieux de se réserver la voie de l'Asie Mineure et de la mer Noire – n'ont aucun mal à détourner la quatrième croisade vers Constantinople.
En avril 1204, la ville (chrétienne) est prise et pillée par les croisés. Sur les dépouilles de l'Empire byzantin naît un Empire latin : l’Empire latin de Constantinople (1204-1261). Les Byzantins sont contraints de se replier à Nicée, à Trébizonde et en Épire.
3.4. La cinquième croisade (1217-1219)
Le détournement de la quatrième croisade ne peut être absous par la papauté que dans la mesure où l’expédition doit trouver son prolongement naturel dans la réalisation d'une nouvelle croisade. Aussi, Innocent III, persuadé que les clefs de la Ville sainte se trouvent en Égypte, fait-il lancer les prêches à la cinquième croisade dès 1213, même si elle n’est officiellement proclamée qu’en novembre 1215, lors du concile du Latran.
Des croisés frisons, rhénans, puis italiens, français, anglais et espagnols sous la direction du roi de Jérusalem, Jean de Brienne, font alors le siège de Damiette, que le sultan al-Malik al-Kamil tente de faire lever en proposant de restituer aux Latins le territoire de l'ancien royaume de Jérusalem, à l'exclusion de la Transjordanie. Préférant occuper l'Égypte, le légat Pélage s'empare du port de Damiette (novembre 1219) et entraîne le roi Jean de Brienne dans une expédition en direction du Caire, qui s'achève par un désastre et oblige les croisés à restituer le port égyptien (1221).
3.5. La sixième croisade (1228-1229)
Afin de contraindre l’empereur Frédéric II à accomplir le vœu de croisade qu'il a formulé en 1215, le pape Honorius III fait prêcher une sixième croisade. Mais, ne cessant de repousser son départ sous des prétextes divers, Frédéric II est finalement excommunié, et ses États sont frappés d'interdit par le pape Grégoire IX en 1227.
Frédéric II s’embarque alors en juin 1228 et, avec une habileté extrême, se fait céder les Lieux saints par le sultan d'Égypte al-Malik al-Kamil, à titre personnel et sans tenir compte des droits de l'Église. Par le traité de Jaffa (11 février 1229), qui institue entre les deux souverains une trêve de dix ans, il acquiert en effet Jérusalem, préalablement démilitarisée, Bethléem, Nazareth ainsi que les routes et les hameaux permettant d'accéder à ces villes depuis Saint-Jean-d'Acre.
3.6. La septième croisade (1248-1254)
En 1244, à la suite de l'intervention des Latins dans la querelle qui opposait les héritiers du sultan Malik al-Kamil, les forces musulmanes de Saladin reprennent Jérusalem ; l'Occident appelle une fois encore à la croisade. Décidée en 1245 par le concile de Lyon et lancée par le pape Innocent IV, elle est conduite par le roi Louis IX de France (Saint Louis).
Le roi français quitte Paris en juin 1248. Cherchant à conquérir l'Égypte et espérant en faire un moyen d'échange pour la récupération de la Syrie-Palestine, il s’empare sans difficulté de Damiette (6 juin 1249), mais est finalement capturé en avril 1250 par les Mamelouks, devenus entre-temps maîtres de l'Égypte.
Parvenue en France, la nouvelle de l'échec du roi et de son emprisonnement provoque des manifestations violentes ; des paysans – les pastoureaux – menés par un cistercien s'en prennent aux nobles, aux clercs et aux Juifs. Libéré en échange de la rétrocession de Damiette, Louis IX gagne Acre, et se consacre durant quatre ans à la fortification des places côtières franques (Acre, Césarée, Jaffa, Sidon).
Mais, après le retour de Louis IX en France, la situation se détériore de nouveau au Levant, les chrétiens de Jérusalem n'ayant pas compris l'intérêt de l'alliance avec les Mongols (dont les avant-gardes submergent les principautés ayyubides de Syrie en 1260). En resserrant alors leurs liens avec les Mamelouks d'Égypte, qu'ils ravitaillent en 1260, ils permettent à leur sultan, Baybars (1223-1277), de s'emparer non seulement des ports latins du Sud (Jaffa, Arsouf, Césarée), mais encore d'Antioche, dont la chute, en 1268, parachève l'encerclement de leur territoire par les seules forces de ce souverain.
3.7. La huitième croisade (1268-1272)
Louis IX reprend la croix le 24 mars 1267 et organise la huitième croisade, qu'il oriente vers Tunis, dont on le persuade que le souverain hafside n'attend que sa venue pour se convertir au christianisme. Le tempérament généreux du saint roi réagit dans le sens de l'action engagée. Mais, victime d'une épidémie de peste, Louis IX meurt aux portes de la ville le 25 août 1270, et son frère Charles d'Anjou, devenu le chef des croisés, s'empresse de signer la paix de Tunis, avantageuse pour son royaume.
Malgré les efforts généreux du prince Édouard d'Angleterre, malgré ceux du pape Grégoire X pour faire prendre la croix à tous les souverains d'Occident, qui fait rentrer l'Empire byzantin dans l'obédience romaine, l'Occident renonce à défendre les États latins du Levant, au secours desquels se rendent seulement quelques Vénitiens et Aragonais lorsque le sultan mamelouk Qalaun en entreprend la conquête systématique à partir de 1285. Après la chute de la citadelle d'Acre (mai 1291), les chrétiens d'Orient se replient pendant l'été 1291 à Chypre, qui résistera à l'islam mamelouk, puis ottoman jusqu'en 1571.
4. Les conséquences des croisades
Il n'est pas de secteur de la vie politique, économique ou culturelle de l'Occident et de l'Orient qui n'ait été affecté par les conséquences des expéditions des croisés.
4.1. L'expansion territoriale
Parmi ces conséquences, les plus visibles sont d'ordre politique et institutionnel : les croisades ont pour premier résultat la fondation d'États nouveaux : les États latins du Levant. Parcelles détachées de la chrétienté occidentale en terre d'islam ou en terre byzantine, ces États se dotent naturellement d'institutions de type féodal.
4.2. Les échanges entre deux civilisations
Le nécessaire maintien de contacts étroits entre ces avant-postes de la chrétienté en Orient et les royaumes occidentaux, qui les alimentent sans cesse en pèlerins armés, contribue à développer le commerce transméditerranéen et à assurer l'essor des grandes places marchandes italiennes (Gênes, Pise, Venise), provençales (Marseille), languedociennes (Montpellier) et catalanes (Barcelone). Ce négoce repose essentiellement sur l'échange des draps occidentaux contre les épices, les soieries et le coton d'Orient ; il modifie également les habitudes alimentaires et vestimentaires des Orientaux et surtout des Occidentaux ; il élargit au domaine de la vie quotidienne les contacts entre civilisations, qui se marquent par la diffusion en terre chrétienne des thèmes littéraires et artistiques des Byzantins et des Arabes, ainsi que par la pénétration en Orient de l'art religieux et de l'art militaire de l'Occident – pénétration dont témoignent la cathédrale gothique de Famagouste et le krak des Chevaliers (Qalaat al-Husn), forteresse édifiée par les Hospitaliers en 1142 pour contrôler les voies d'accès orientales à Tripoli.
4.3. La perpétuation du mythe de la croisade
Mais les conséquences psychologiques sont peut-être encore plus importantes que les précédentes. Bien supérieures en nombre aux huit croisades, dont l'histoire a retenu principalement le souvenir, les expéditions armées en Orient ne sont plus, après la chute de Saint-Jean-d'Acre, qu'un élément d'une politique qui se transfigure en mythe. Reposant sur la triple idée qu'il faut, pour délivrer de nouveau le tombeau du Christ, faire le blocus de l'Égypte, s'allier aux Mongols et fusionner les ordres militaires (Templiers, Hospitaliers, Chevaliers teutoniques) afin de faire taire leurs rivalités, le mythe de la croisade se perpétue jusqu'au xvie siècle, sinon jusqu'au xviie siècle.
5. Les armées de la croisade
5.1. Les versions erronées des chroniqueurs
Contrairement aux chroniqueurs, qui estiment à plus de 100 000 hommes les effectifs engagés dans la première croisade, les traités de nolis (affrètement) révèlent que les plus importantes expéditions ont rarement mis en ligne plus de 10 000 combattants. Ainsi, Philippe II Auguste et Richard Cœur de Lion n'ont réuni chacun que 650 chevaliers et 1 300 écuyers lors de la troisième croisade. Quant aux effectifs, pourtant considérables, transportés par Louis IX en Égypte, ils ne comptent guère plus de 15 000 hommes, dont 2 500 chevaliers. En fait, les chroniqueurs n'ont parlé de « foules innombrables » que dans la mesure où ils n'ont pas fait la distinction entre les combattants et la masse des non-combattants pèlerins (pauvres, mal ou pas armés, femmes, enfants parfois), qui accompagnent les premiers.
5.2. Une tactique en constante adaptation
De structure typiquement féodale, l'armée de la croisade revêt néanmoins à l'origine un caractère international, qui s'atténue au xiiie siècle lorsqu'un légat doit imposer aux combattants des croix de couleurs différentes selon la nationalité. De plus, elle doit, au contact d'adversaires nouveaux caractérisés par une grande mobilité, adapter sa tactique : couverture des flancs, destinée à protéger les pèlerins sans armes, marchant au centre du dispositif ; passage rapide de la formation en colonnes de marche à celle des « échelles » prêtes au combat ; création d'une cavalerie légère de Turcoples, mercenaires d'origine syrienne ou occidentale, chargés de maintenir le contact avec les archers montés, dont la fuite simulée désorganise la lourde cavalerie cuirassée et la livre sans défense à ses traits comme à la Mansourah ; utilisation accrue des machines de siège occidentales en Orient ; construction, enfin, en Terre sainte, de forteresses dont le type byzantin primitif (plan carré ou rectangulaire flanqué de tours carrées aux angles) se trouve remanié selon le type occidental : enceintes multiples permettant une meilleure utilisation du terrain ; tours rondes alternant avec les tours carrées ; ouvrages avancés de protection, etc.
6. Une vue critique de la croisade
6.1. Des expéditions violentes et inutiles
Si forte qu’a été en Occident la ferveur religieuse, l'idéal de croisade n’a cependant pas fait l'unanimité ; beaucoup s'y sont refusés et, au sein même de l'Église, certains (comme Pierre le Vénérable, abbé de Cluny) s'y sont montrés peu favorables.
C’est incontestablement au xiiie siècle que la croisade a le plus suscité la critique. Ses échecs répétés ont fait naître le scepticisme jusque dans les esprits les mieux disposés ; certains ont douté qu'elle soit voulue par Dieu, d'autres – des chevaliers – ont rechigné à entreprendre le voyage d'outre-mer. Des clercs gagnés par l'idéal missionnaire ont soutenu que le christianisme se devait de convaincre, et non de combattre. Ainsi, le dominicain Guillaume Adam a prôné la conversion des musulmans et jugé la croisade inutile ; de même, Raymond Lulle a préconisé l'envoi de franciscains auprès des sarrasins.
6.2. Les excès de la politique pontificale
Mais, plus encore que l'échec, l'usage temporel qu'en a fait l'Église a desservi la croisade ; en qualifiant de croisades ses propres guerres contre les cathares (croisade des albigeois, déclenchée en 1207-1208 par le pape Innocent III) ou contre Frédéric II et ses successeurs, en encourageant les entreprises des chevaliers Teutoniques ordre Teutonique) contre les Slaves et les Prussiens, la papauté s'est éloignée du but proposé en 1095 par Urbain II.
De même la politique pontificale de financement des expéditions a indirectement contribué au discrédit de la croisade. Le clergé a réprouvé l'affectation du produit des décimes aux « croisades politiques », tandis que la pratique du rachat des vœux de croisade a accrédité dans l'opinion l'idée d'un détournement de fonds. Au cœur même de l’Occident chrétien, toutes ces critiques ont affaibli, non seulement, l’idée de croisade mais aussi l’Église.