affaire Dreyfus
Scandale judiciaire et politique qui divisa l'opinion française entre 1894 et 1906.
1. Une affaire d'espionnage
1.1. Le contexte politique
La République modérée (1879-1899) traverse une série de crises. Au lendemain des désastres de 1870-1871, de la crise économique des années 1880 et du krach de l'Union générale (1882), du scandale de Panamá (1889), une vague d'attentats anarchistes – Ravachol (1892), Auguste Vaillant (1893), culminant avec l'assassinat du président Sadi Carnot par Caserio (1894) – accroît le sentiment d'insécurité. En proie aux doutes et à l'humiliation, au désir de revanche et à l'aspiration à l'ordre, le régime républicain s'oriente vers un nationalisme agressif où entre naturellement l'antisémitisme répandu par Drumont depuis qu'il a publié la France juive (1886).
1.2. Le capitaine Alfred Dreyfus
Fils d'un industriel alsacien israélite qui, profitant pleinement de la révolution industrielle, construit sa propre filature de coton et connaît une brillante ascension sociale, Alfred naît à Mulhouse en 1859. Il a onze ans lorsqu'éclate la guerre franco-allemande ; une des conséquences de la défaite de 1871, le rattachement de l'Alsace et de la Lorraine à l'Empire allemand, bouleverse la vie de la famille Dreyfus. Les troupes allemandes pénètrent dans Mulhouse, l'Alsace subit une germanisation forcée. Pour conserver leur nationalité française, les Dreyfus se font domicilier à Carpentras, où vit l'un d'entre eux. En 1873, le jeune Alfred est envoyé avec son frère Mathieu à Paris, où, élève doué et studieux, il devient bachelier (1876), intègre Polytechnique dont il sort en 1880. Passionné par l'armée, il entre avec le grade de capitaine à l'état-major général. En 1894, il achève une période de deux ans de stage à la Section de statistiques (nom officiel du Service de renseignements).
1.3. L'accusation
Le 27 septembre 1894, la Section de statistiques découvre dans la corbeille à papier de l'attaché militaire allemand à Paris un bordereau anonyme annonçant un envoi de documents concernant la défense nationale. Sous prétexte que le bordereau porte quelque ressemblance d'écriture avec la sienne, Alfred Dreyfus est accusé d'avoir livré des documents à l'Allemagne ; il proteste en vain de son innocence. Le général Auguste Mercier, ministre de la Guerre, fait constituer par le commandant Hubert Henry, un dossier sur le capitaine Dreyfus essentiellement composé de faux, qui est communiqué aux juges à l'insu de la défense.
Le 22 décembre, Alfred Dreyfus est reconnu coupable de haute trahison par le premier conseil de guerre du gouvernement militaire de Paris, qui le condamne à la dégradation et à la déportation dans île du Diable au large de la Guyane.
1.4. La découverte du coupable et l'impossible révision du procès
Convaincu de l'innocence de son frère, Mathieu Dreyfus décide, avec l'appui du journaliste Bernard Lazare, qui dès novembre a dénoncé dans La Justice le développement de la campagne antisémite, de prouver l'inanité des accusations portées contre Alfred. En mars 1896, le nouveau chef du Service des renseignements, le lieutenant-colonel Picquart acquiert la conviction que le vrai coupable est un certain Esterházy, ce qui lui vaut d'être éloigné alors dans le Sud tunisien. Le vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner, décide de reprendre le flambeau mais ne peut obtenir du gouvernement la révision du procès. Le ministre de la Guerre affirme que l'ex-capitaine Dreyfus a été « justement et légalement condamné » ; le président du Conseil, Jules Méline, déclare quant à lui qu'« il n'y a pas d'affaire Dreyfus » (4 décembre 1897). Esterházy, accusé sur plainte de Mathieu Dreyfus, est acquitté le 11 janvier 1898 par le conseil de guerre, rendant ainsi impossible toute révision du procès.
2. Une affaire d'État
2.1. La France coupée en deux
Après avoir entamé dans le Figaro du 25 novembre 1897 une campagne de presse (rapidement interrompue par son rédacteur en chef), Émile Zola publie dans l'Aurore du 13 janvier 1898 sous le titre « J'accuse... ! » une lettre ouverte au président Félix Faure, dans laquelle il attaque violemment l'état-major qu'il accuse d'avoir condamné Dreyfus sans preuve. Cet article, qui fait scandale, vaut à son auteur une condamnation à un an de prison et à 3 000 francs d'amende. Le procès de Zola, en février 1898, provoque une véritable émeute. L'affaire devient alors publique et politique.
La presse se divise. Plusieurs journaux, dont la Dépêche du Midi, l'Intransigeant, l'Écho de Paris et le Petit Journal publient des articles violemment antisémites. Les caricaturistes, eux aussi, sont divisés. Pour répondre aux attaques brutales et grossières de la feuille satirique hebdomaire nationaliste P'sst…! (février 1898-septembre 1899) que Forain et Caran d'Ache consacrent à l'affaire Dreyfus, Ibels lance avec Couturier et Hermann-Paul le Sifflet.
L'opinion se divise. À gauche, les dreyfusards, invoquant les droits de l'homme, la liberté individuelle, la recherche de la vérité et de la justice, réclament la révision du procès. Contre les calomnies, les injures, voire les actions violentes des adversaires de la révision du procès de Dreyfus, s'organisent des « intellectuels », comme les nomme Clemenceau ; des « Juifs et des protestants » à qui l'on reproche de favoriser les forces de dissolution de la nation. On trouve parmi eux des universitaires, des savants (Émile Duclaux) et des écrivains comme Lucien Herr, Anatole France, Charles Péguy, Jean Jaurès, Marcel Proust et André Gide. Les dreyfusards se regroupent derrière la Ligue des droits de l'homme, fondée à l'issue du procès de Zola par le sénateur républicain modéré Ludovic Trarieux, autour de Clemenceau et de Jaurès.
À droite, les antidreyfusards mettent en avant l'intérêt supérieur de la patrie, l'honneur de l'armée et accentuent leur campagne antisémite ; ils forment la Ligue de la patrie française, avec Maurice Barrès, Albert de Mun, François Coppée, Paul Déroulède, soutenue par le groupe de presse des assomptionnistes la Croix, qui dénonce un complot judéo-maçonnique.
2.2. La révision : nouvelle condamnation de Dreyfus
La famille Dreyfus ayant déposé une demande de révision le 5 juillet 1898, le nouveau ministre de la Guerre, Godefroy Cavaignac, demande l'expertise du document accablant pour Dreyfus. En août 1898, on découvre que ce document est un faux fabriqué par le colonel Henry, qui se suicide peu après au mont Valérien. L'incident provoque une cascade de démissions, dont celles de Boisdeffre et de Cavaignac, hostiles à la révision du procès. La demande de révision est jugée recevable par la Cour de cassation, mais, en septembre 1899, Dreyfus est à nouveau condamné par le conseil de guerre de Rennes, avec des circonstances atténuantes, à 10 ans de réclusion.
Gracié par le président Loubet, à la demande du gouvernement, il est libéré peu après, mais reste toujours reconnu coupable officiellement.
2.3. La réhabilitation
Jean Jaurès, réélu en 1902, relance l'affaire. En 1903, Dreyfus demande la révision de son procès, qui lui est accordée en 1904.
Enfin, le 12 juillet 1906, la Cour de cassation casse le jugement de Rennes. Dreyfus est alors réhabilité et réintégré dans l'armée, promu chef de bataillon et officier de la Légion d'honneur, tandis que Picquart est réintégré et nommé général. La publication des Carnets de Schwartzkoppen (l'attaché militaire allemand) en 1930 achève d'innocenter Dreyfus.
Cette affaire eut des conséquences durables sur la vie politique française : formation du Bloc des gauches et naissance de l'Action française ; elle donna une nouvelle impulsion à l'antisémitisme.